Le trou du regard[1]

                                                                                    Antonio Quinet

 

1.    Savoir du regard

 

Dans l'Antiquité, l'épisthémè de la similitude donnée par l'optique permet l'identification du regard avec la lumière: flux visuel et flux lumineux, couleur, reflet, ruissellement, brillance, éclat participent au regard.  Dans la philosophie, surtout avec Platon, désir érotique, désir du beau, désir de savoir sont en continuité et participent aussi au regard.  Ces deux aspects du regard, présence dans le visible et dans le désir, seront effacés par l'épisthémè de la représentation qui caractérise l'âge classique[2] avec l'apport de l'optique géométrale et de la  phénoménologie de la perception excluant du champ visuel, le désir et la jouissance.  Cette remarque ne vient pas ici pour faire le culte au génie grec et dire que nous avons perdu son héritage, mais pour souligner que la psychanalyse avec Freud et son concept de pulsion scopique et Lacan avec son concept d'objet regard, a pu donner la structure  de ce qui fut thématisé dans l'Antiquité dans le domaine de la philosophie, de l'optique, des mythes et du théatre concernant le scopisme.

Cette conclusion n'est pas complètement nouvelle. Merleau-Ponty, dans L'oeil et l'esprit[3] (1960) a noté qu'avec Descartes la pensée ne "veut plus hanter le visible" et que depuis "il ne reste plus rien du monde onirique de l'analogie".  Gérard Simon dans Le regard, l'être et l'apparence dans l'Optique de l'Antiquité [4] (1988) a remarqué dans cette étude, que depuis l'avènement  de la science classique au XVIIe siècle on peut se passer de l'oeil et du regard qui accomplissaient "le mystère de la transmutation du visible en du vu". Et Max Milner dans On est prié de fermer les yeux[5] (1991), conclut ce remarquable travail sur le regard dans la mythologie grecque et  dans la littérature, par l'affirmation que la "psychanalyse introduit, dans la réflexion sur le  regard humain, une dimension à laquelle, comme on l'a vu au début de ce livre, l'optique des anciens faisait sa place, et que l'optique géométrale, dont nous sommes tributaires dans la plus grande partie de notre existence et de notre pensée, risque d'occulter totalement."  Et il fait référence à la formule lacanienne ("Dans le champ scopique, le regard est au-dehors, je suis regardé, c'est-à-dire je suis tableau") sans pour autant en tirer les conséquences pour son étude, qui en vérité n'avait nullement cette visée.

La nouveauté de notre travail consiste  justement à tirer les conséquences du concept du regard comme objet a et à expliciter les phénomènes repérés par nombre d'auteurs, à travers la structure du champ scopique, que nous avons déployée tout au long de notre parcours.  Si nous pouvons repérer la place importante accordée au regard dans l'Antiquité grecque, cela ne veut pas dire que le regard était vraiment thématisé en tant que tel comme le fera la psychanalyse de Jacques Lacan.

Soit dans la philosophie, soit dans l'optique, soit  dans les mythes grecs, nous trouvons à partir d'une lecture d'après-coup - avec les lunettes du psychanalyste averti par l'enseignement de Lacan -, ici et là, épars, les caractères du regard qui seront déployés par la psychanalyse comme objet plus-de-jouir.

Notre intérêt dans ce travail n'était pas vraiment inspiré par une épistémologie des sources lacaniennes qui ont donné l'origine au concept du regard comme objet a mais plutôt par la relecture des textes philosophiques de référence de Lacan  pour mieux cerner les diverses modalités d'émergence de cet objet si insaisissable et pour mieux en extraire les conséquences théoriques et pratiques.

Notre regard dans cette lecture n'était pas neutre.  Armé des concepts analytiques, nous avons pu tirer quelques conséquences où les résultats de la psychanalyse convergeaient avec ceux de la philosophie. Ainsi, nous pouvons esquisser, d'après le modèle lacanien, une schize entre la vision et le regard chez Platon: la vision est du côté des simulacres, des corps, des objets, des artefacts et même des objets mathématiques. Mais là où la vision fait défaut, dans le domaine des Idées, là émerge le regard, la théoria.  Et l'activité du philosophe n' est autre que théorein, contempler, examiner, observer, méditer - où le regard se fait cause du savoir.  Et le Bien dans sa fonction causale - en tant que cause du savoir et cause de la vérité - peut être le nom platonicien de l'objet a dont la modalité qui y est privilégiée a fait que Platon scopise, à travers le mythe de la caverne, toute la dialectique pour arriver au savoir, et aussi à sa cause. La contemplation, comme la décrit Aristote, en opposition à la quête ou désir de savoir, est du côté de la jouissance: la "pleine suffisance appartiendra au plus haut point à l'activité de contemplation".  Voilà la façon aristotélicienne d'opposer désir et jouissance. Si la paideia est du côté du désir de savoir, la contemplation est jouir du savoir.

Si Aristote justifie le désir de savoir par la visée finale d'une jouissance scopique de la contemplation et si Saint Augustin et Saint Thomas d'Aquin évoquent la "convoitise des yeux", c'est Freud cependant qui a conceptualisé la libido dans le savoir dont la cause n'est autre que l'objet de la pulsion scopique.  C'est bien ce que nous démontre notre analyse de la pièce de Sophocle: l'objet cause du désir de savoir qui animait Oedipe se dévoile à la fin comme regard. Et  le savoir se fait ça voir.

L'articulation entre le savoir et le regard que nous rencontrons dans l'optique et dans la philosophie antiques, est un fait de structure comme nous le démontre la  théorie de l'objet regard et de la pulsion scopique dans la psychanalyse.

Le concept de pulsion scopique a permis à la psychanalyse de rétablir une fonction d'activité de l'oeil, non plus comme source de la vision mais comme source de libido. Là où les anciens conceptualisaient le rayon visuel et le feu du regard, la psychanalyse découvre la libido de voir et l'objet regard en tant que manifestation de la vie sexuelle. Là où était  la vision, Freud découvre la pulsion.

Avec l'avènement de la science de la lumière et l'empire de l'évidence inauguré par Descartes, le mystère de l'oeil s'évanouit pour donner place à la physique de la vision qui crée un espace mathématique fait pour les non-voyants.

Par ailleurs, avec l'avènement du Cogito cartésien, l'oeil de la raison acquiert la certitude. Les Idées sont accessibles à l'homme bien pensant à partir de l'âme, qui équivaut selon Descartes à la raison. La Méthode vient à la place de la paidéia. Ce n'est plus le Bien-Soleil, mais la clarté de la raison qui illumine les idées. Néanmoins, la contemplation des idées n'a point de caractère jouissif comme chez Platon. La Dioptrique montre les tromperies et les erreurs de la vision dans le but de pouvoir les corriger, pour arriver à la vision correcte. 

Descartes installe ainsi le regard dans le domaine de la science lorsqu'il produit une théorie physico-mathématique de la lumière et une physiologie de la vision, armant ainsi le regard du philosophe pour mieux connaître le monde. Le regard continuera à être employé comme une métaphore du savoir, mais il n'y a plus de place pour la jouissance du savoir de la contemplation.  L'oeil sera donc collé à la res cogitans où le je du cogito cartésien est dorénavant instrumentalisé, car il possède une vision armée.  La pensée acquiert une vue: elle peut désormais voir.

L'âge classique, inaugure un nouveau cogito de la vision, corrélé au discours de la science, sans lequel tous les appareils à voir, enregistrer, filmer qui pullulent sur la planète n'auraient jamais pu voir le jour. Ce cogito de la vision du philosophe des sciences  pourrait ainsi s'énoncer: je pense donc je vois - complété par - je vois donc je suis. La pensée peut voir mais le regard en est exclu.

A partir de là, la perception visuelle sera répartie en trois ordres: physique, neurologique et mentale avec la question de la représentation.  L'espace, décrit en fonction de la vue, n'est pas, en effet, visuel. Il s'agit de l'espace géométrique qu'un aveugle peut "voir".  D'autre part, dans ses méditations, l'homme qui suit les règles de la direction de l'esprit, arrivera à la certitude des choses, comme Descartes dans les siennes - pas besoin de les voir, au contraire, car la vision trompe. L'ordre du visible est exclu et du même coup, tout devient "visible" pour la raison.  Il s'opère le passage du feu du regard qui illumine les choses de l'espace à la vision de l'espace déterminé par le symbolique de la mathématique.

Dans la nouvelle répartition du subjectif et de l'objectif, du sujet et de l'objet, de res cogitans et res extensa, il n'y a pas de place pour le regard.

A partir de Descartes l'oeil de la raison illumine les choses et lance le désir dans les ténèbres.  Depuis, il a fallu attendre Freud pour l'en sortir et Lacan pour élaborer la structure du champ visuel avec l'inclusion du désir et de la jouissance.

La phénoménologie avec Husserl inclut le sujet et avec Merleau-Ponty inclut le corps dans le phénomène.  Lacan, à partir de la psychanalyse, démontre que le phénomène est déjà structuré par les relations signifiantes que constitue le registre symbolique. Le perceptum a une structure de langage, car il se trouve dans la dépendance du percipiens qui habite un univers de discours qui structure sa réalité et ses perceptions.  Il n'y a pas un moment de la perception qui serait hors de la structure symbolique du langage.  Les données pures, sans conscience, sans signification, sont déjà prises dans la structure signifiante.

Lacan reprend l'orientation phénoménologique qui inclut le sujet dans le phénomène, mais le sujet dont il s'agit, loin d'être unifié et objectif, est un sujet divisé et déterminé par le langage..  Division qui se répercute sur le perçu qui n'est pas univoque, car il est structuré par les signifiants structurant la perception. Le percipiens est divisé et le perceptum est équivoque.

Mais, ce qui fait la visibilité du voyant est le regard comme objet a - objet invisible qui se trouve au fondement de la visibilité: qui rend le sujet percevant en objet perçu.  Le regard comme objet a donne le fondement de l'existence d'un "regard dans le spectacle du monde" déjà repéré par Merleau-Ponty.  La pulsion est à la base du "donner-à-voir" du sujet l'affectant d'un regard qui, tout en étant exclu du domaine de la vision, l'objective.

Cette schize entre l'oeil et le regard recoupe celle de l'imaginaire et du réel selon la logique lacanienne. Le réel est le domaine de la pulsion qui ne se saisit que lors de sa satisfaction, de la Schaulust, la jouissance du regard.  Notre monde de la perception visuelle est de l'ordre de l'imaginaire tout en étant structuré et soutenu par le symbolique.  Il est un monde d'images dont le prototype nous est donné par le miroir et dont la géométrie et la perspective nous sont données par le symbolique.  Le moi, constitué par l'image de l'autre [i(a)] en miroir, est un des objets du monde de la visibilité dont la perception se situe comme spéculaire et duquel se distingue le domaine scopique qui est le registre réel et pulsionnel de l'objet a comme regard. La psychanalyse nous apprend que le champ visuel est compris dans les trois registres dégagés par Lacan: L'imaginaire du miroir, le symbolique de la perspective et le réel de la topologie où se trouve référé le rapport du sujet à l'objet regard.

La phénoménologie lacanienne inclut le désir et la jouissance dans le monde de la perception et montre que s'il y a une objectivité du perçu par le sujet percevant, elle est donnée par une objectalité: celle du regard, ce que de la lidido est élidée du champ de la perception.  L'objet regard n'objecte point  l'objectif de la perception; il lui en donne la raison. "Jusqu'à l'analyse, le chemin de la connaissance a toujours été tracé dans celui d'une purification du sujet, du perscipiens.  Eh bien! nous, nous disons que nous fondons l'assurance du sujet dans sa rencontre avec la saloperie qui peut le supporter, avec le petit a dont il n'est pas illégitime de dire que sa présence est nécessaire."[6]  L'objet pulsionnel regard est nécessaire à la perception, mais en tant qu'il en est élidé.

Mais la phénoménologie lacanienne s'instruit de la topologie: elle nous montre la structure d'enveloppe du champ scopique que nous pouvons montrer avec le cross-cap, surface topologique qui montre le réel de la structure où le sujet se trouve en exclusion interne avec son objet.

La psychanalyse avec Lacan lève le voile de l'horreur que provoque la jouissance scopique et nous fait découvrir que le regard de la Méduse est au poste de commandement de notre civilisation - cause de son malaise.

 

 

2.    Trou du regard

Dans notre parcours, nous avons fait tourner la théorie psychanalytique autour du regard - ce trou illuminé et jouissif qui se place au lieu de l'Autre pour le sujet.  

La structure moëbienne de la  boucle de la pusion scopique "regarder-être regardé" s'articule avec la castration dans l'Autre où la refente du sujet est l'effet de la double fente de l'oeil et du sexe de l'Autre.  Cette refente du sujet qui se divise devant la castration de l'Autre se répercute sur le champ visuel et sur la réalité qui est constituée comme un voile sur le manque phallique et sur le regard qui échappe alors à la perception de cette réalité.  La réalité visuelle du percipiens se soutient de ce rideau qui voile et le manque dans l'Autre et la présence du regard qui le connote.

En tant qu'objet de la pulsion scopique il est l'objet exemplaire de la psychanalyse, car le démontage de cette pulsion permet de montrer le mieux le statut d'objet du sujet dans la boucle de la pulsion.

C'est la pulsion scopique qui confère le caractère de beauté à l'objet désiré du monde sensible et permet au sujet de le "toucher des yeux" et de le déshabiller du regard.  La jouissance scopique, la Schaulust que procure cette pulsion est la jouissance des spectacles mais aussi celle qui procure l'horreur, car le regard ne peut nullement se voir au prix de l'aveuglement du sujet si ce n'est par sa disparition, car toute pulsion est aussi pulsion de mort.

La pulsion scopique ne trouve pas d'étayage sur un besoin comme les pulsions orale et anale. Pas besoin du regard, mais du désir. Il n'y a pas de phase scopique du développement libidinal car le scopisme est constituant de la libido, du désir lui-même - voilà pourquoi la pulsion scopique est paradigmatique de la pulsion sexuelle. Elle confère à l'oeil, la fonction haptique, de toucher par le regard, de dévêtir, de caresser des yeux. Le champ visuel est optique certes mais la pulsion sexuelle le rend haptique.

Le regard comme objet a est celui qui figure le mieux ce caractère agalmatique de l'objet cause de désir.  L'agalma est toujours décrit par son éclat, sa beauté, ce qui brille comme un joyau qui fulgure sous la lumière, comme un point d'où part la lumière, pouvant ainsi figurer le regard comme objet a. L'objet agalmatique vient  représenter le regard comme objet a autour duquel la pulsion fait le tour et comme tel est cause de désir pour celui qui est pris par son piège, attiré par son charme.  Le caractère de l'objet agalmatique comme parure, ornement qu'on offre aux dieux est comme le trompe-l'oeil, un piège à regards: l'agalma trompe l'oeil pour faire valoir le regard.  C'est  bien la pulsion scopique qui fait d'une personne un objet excitant et charmant avec le caractère du beau.  L'objet regard en tant qu'objet pulsionnel émerge dans le champ désirant du sujet habillant de beauté celui qui cause le désir du sujet, la pulsion agalmatise l'objet en l'habillant de beauté.

Avec l'étude sur la pudeur nous avons pu conclure que  le regard comme  objet "rougissant" de désir, dévoilant  la position féminine comme celle du regardé et la position masculine, du regardant. Phallus et regard se conjoignent ainsi sur le corps de la femme. Le regard comme objet a à la place du (- ) de la castration vient supléer La Femme qui n'existe pas.

Le savoir pour tout sujet trouve sa force pulsionnelle dans la pulsion scopique et le désir de savoir est une transformation, une dérivation du désir de voir. Celui-ci est articulé, comme tout désir, à des obstacles (refoulement, démenti, forclusion) qui peuvent se traduirent par sa négation, un "je n'en veux rien savoir". Une analyse menée à son terme permet la levée de l'obstacle au désir de savoir.

 Le regard peut être imaginé par le sujet à travers un bruit quelconque qui dénote la présence de quelqu'un, car le regard hante le visible.  Il y a toujours possibilité de son surgissement, comme les esprits d'une maison hantée - source d'angoisse.

Le regard est l'objet de l'angoisse lorsque la pulsion scopique se révèle comme pulsion de mort: le regard est porteur d'une jouissance mortifère. La différence entre Lust et Genuss, les deux valences de la jouissance (plaisir et trop de plaisir impossible à supporter), font de l'objet regard à la fois cause de la jubilation picturale et objet d'angoisse, comme le regard de la Méduse à double valeur.

Nous avons découvert que le regard est toujours présent dans l'affect de l'angoisse, dont le terme freudien Augenangst peut se généraliser lorsqu'on le traduit par "angoisse scopique" où le sujet se surprend regardé par l'Autre surmoïque et n'arrive pas à se cacher de son regard mortifère.  

Le vide de la fenêtre est le manque dans l'Autre - trou laissé vide par l'objet regard perdu depuis toujours.  La stratégie du sujet est de faire revenir l'objet cause de désir dans la fenêtre vide de sa représentation.  Dans ce but, il utilise soit le moi en tant qu'image de l'autre i(a), enveloppe imaginaire de l'objet, soit le fantasme, $ a, où il met en scène son rapport avec l'objet.  En somme, dans le vide laissé par l'extraction de l'objet a, le sujet loge un miroir ou un tableau.

Le manque dans l'Autre est la fenêtre du réel. Il s'agit du trou du rapport scopique du sujet au monde qui est escamoté par le miroir de l'image narcissique qui se reflète dans les objets et le tableau du fantasme.  Le trou de la fenêtre équivaut au trou du regard.  Le miroir voile le regard et le tableau le montre.  L'imaginaire du miroir cache alors que le tableau montre la structure subjective.  L'image narcissique voile le sujet du désir alors que le tableau du fantasme le montre.  Mais tous les deux sont trompeurs car ils cachent le trou dans l'Autre et soutiennent donc sa supposée consistance et sa souhaitée existence comme garant du sujet. Cette stratégie subjective est possible car tous les deux, miroir et tableau contiennent l'objet a regard, selon les mathèmes qui correspondent a eux: [i(a)] et [$ a].

L'objet regard, modalité scopique privilégiée de l'objet a dans le champ imaginaire, en tant que support du désir à l'Autre qui le caractérise, fait du Moi une instance de spectacle: acteur et spectateur.  Acteur, il se donne à voir pour plaire à l'Autre, pour susciter son désir; spectateur, il guette cet Autre qui l'espionne pour mieux le tromper. 

Le tableau est une fonction du sujet et Lacan utilise le tableau pour se référer au fantasme, qui est, pour le névrosé, "l'oeuvre d'art à l'usage interne du sujet".  Le tableau du fantasme que le sujet met sur la fenêtre constitue les lunettes par lesquelles il voit la réalité.  L'analyse doit amener le sujet à voir que le fantasme n'est qu'un tableau qu'il a placé dans le cadre de sa fenêtre du réel.

Dans notre étude sur l'Oedipe nous avons repéré la disjonction entre le regard d'approvation d'un oeil d'un père bienveillant à la place de l'idéal du moi que cherche le sujet et le regard surmoïque qui y retourne comme un pousse-à-jouir scopique.  Le sujet est toujours dans l'attente d'un "repas totémique" où il pourra transgresser la loi. Mais l'orgie de jouissance survient comme un "excès commandé", selon Freud, où le sujet dans le registre scopique est poussé à se donner à voir comme en patûre à l'Oeil gourmand de l'Autre.

Le "donner à voir" du désir est le corrélat au se faire regarder de la pulsion.  La stratégie du sujet sera donc d'attribuer le regard comme objet à l'Autre pour satisfaire son donner à voir. (le Moi est acteur pour l'Autre et le fantasme se constitue pour satisfaire le désir à l'Autre).  Stratégie ambiguë car dans le continuum entre la Lust et le Genuss, le regard qu'il attire peut devenir le regard contre lequel il trouve rempart.  Car le regard, qui peut être représenté par le point de lumière, de même que la mort et le soleil, ne peut pas être regardé en face: pour s'en défendre le sujet emploie une série de manoeuvres du regard que lui-même attribue à l'Autre, car il est aussi objet de la pulsion de mort, l'autre face de la pulsion sexuelle.

Le regard est, certes, un objet détaché de l'Autre en tant qu'objet perdu. Mais le sujet dans sa stratégie pulsionnelle l'attribue à l'Autre selon sa structure clinique: le névrosé suppose un Autre, comme support du regard pour causer son désir ou son angoisse, le pervers essaie de rendre à l'Autre le regard pour le faire jouir et pour le psychotique, le regard n'a pas le statut d'un objet séparé de l'Autre, mais d'un attribut de l'Autre qui lui donne le pouvoir de surveiller et punir. Dans tous les cas il s'agit du regard comme objet de jouissance attribué à l'Autre, et en tant que telle c'est la face de mort qui se dévoile comme son expression ultime.

Le délire d'observation nous sert ici de paradigme du donner à voir où le sujet est l'objet de la surveillance de l'Autre. Car là où manque  l'écran de l'Oedipe, le regard comme objet a apparaît dans le champ de la réalité et le sujet se voue, tantôt à  la constitution d'écrans artificiels tantôt à l'attaque déchaînée, désespérée pour se cacher de cet Autre dont l'oeil serait à crever.

 

 

3.    Ethique du regard

Notre société, on l'a déjà noté, est une société du spectacle[7].  Mais on n'a jamais articulé ce caractère à la subjectivité, seulement aux moyens de production capitaliste, aspect qui n'en est certainement pas absent. Or, cette société du spectacle est produite avec le déchet de la civilisation, produit du discours du maître: déchet de jouissance dans sa modalité scopique. Ce plus-de-jouir est un plus-de-regard. Il est excessif, impossible à supporter.

C'est le regard exclu de la symbolisation effectuée par la culture sur la nature, qui fait retour dans la civilisation apportant la jouissance du spectacle et l'impératif surmoïque d'un pousse-à-jouir scopique: un commandement de donner à voir, soit de montrer patte blanche, soit de se rendre visible pour être quelqu'un.  Il s'agit en fait plutôt d'une société du scopisme que d'une société du spectacle.  De toute façon, dans la société du scopisme, pour exister, il  faut être vu par l'Autre.  Et ainsi s'instaure le renouvellement du vieux cogito religieux: l'Autre me voit donc je suis".

Tous les appareils vidéo, de vision lointaine, de télévision fabriqués à partir du progrès de la science ont été possibles avec l'avènement de cette même science, l'optique physique qui a exclu le regard du monde visible.  Mais ce regard y fait retour de plus en plus comme commandement de la jouissance scopique.

Là où le monde réel se transforme en images, les images deviennent plus réelles pour la jouissance du spectateur.  Le show de la guerre filmée, choquant, dans Apocalypse Now, est aujourd'hui banal.  Des orgies de sang, des bacchanales de membres dépecés envahissent notre quotidien avec les "ici et maintenant " des atrocités live.  Ce sont des images du spectacle qui apportent au spectateur la jouissance du regard qui le réveille par une horreur excitante.  La pulsion scopique se satisfait là dans l'imaginaire par sa face silencieuse et tragique décalcant des images qui restent, qui ne s'effacent guère.  Ce sont des images indélébiles inscrites dans la pulsion de mort, collées au regard de la mort.

Dans la "société scopique", le paradoxe de la jouissance fait que chaque homme vent faire de son prochain un acteur et un spectateur d'un spectacle obscène et féroce à la mesure du surmoi qui surveille et punit.

"La justice est aveugle", dit-on, mais elle n'est pas sans voir.  Le surmoi est le lieu de ce paradoxe de la loi: c'est une loi qui n'a pas d'objet, comme nous l'enseigne Kant, mais elle n'est pas sans l'avoir, comme nous l'a montré Lacan.  Cet objet est l'objet a, qui se présente au sujet comme le regard de la suveillance de la loi et comme la voix de l'instance critique.  La loi comme pure maxime (S1) et la loi comme instance de surveillance et critique (a) sont les deux faces de ce que subit le sujet de son instance morale.  Leur conjonction (S1/a)t fait de l'Autre l'Un qui le surveille, le juge et le punit.

L'objet présent dans la loi s'explicite dans la clinique par le délire d'observation et dans la civilisation par la structure panoptique de la société scopique où le regard de l'Autre fait la loi.

Cette structure du regard comme objet a est présente dans le Panoptique de Bentham[8], une figure architecturale employée au début du XIXème siècle pour surveiller les prisonniers, dont le modèle a été aussi employé pour les fous, les malades, les écoliers et les ouvriers.  Il s'agit d'une construction  composée d'une tour centrale et d'un édifice circulaire.  Le surveillant est dans la tour sans que personne ne le voie tandis que les prisonniers sont dans l'édifice circulaire dans des cellules transparentes, baignées de lumière pour que la visibilité soit totale. Le panoptique dissocie la paire voir-être vu et fait du sujet un être non-voyant qui est pris tout le temp par le regard de l'Autre.  Par cet artifice, il présentifie le regard à la fois totalisateur (et totalitaire) et particularisé pour chacun.  Michel Foucault nous a montré dans Surveiller et punir[9] que le Panoptique est le modèle de notre société disciplinaire qui, pour contrôler les individus, doit les rendre visibles à tout moment tandis que son Oeil est invisible pour faire régner l'objet regard.  Ils font tous tache dans le tableau de la norme.

Il s'agit en fait d'un modèle dont la  structure nous est donnée par celle de la pulsion scopique et du regard comme objet a. Le panoptique ne fait que mettre sur pied ce que la psychanalyse dévoile comme le regard  surmoïque, corrélat de la tache que fait le sujet dans la société disciplinaire où le regard est partout comme expression du malaise dans la civilisation.  Ce regard du surmoï fait exister l'Autre comme receleur de jouissance, lui procurant une existence et une surveillance qui s'expriment souvent par la figure du Tout Voyant.

La tache fait que l'homme n'est pas pur au regard de l'Autre de l'idéal. La tache est la marque chez le sujet du malaise dans la civilisation que Freud a nommé de sentiment de culpabilité.  C'est le reflet de l'oeil du surmoi toujours à mesurer le sujet à l'idéal. Et dans le jugement final commandé par le surmoi le sujet est toujours taché. Le regard est l'impur de la conscience.  Sa représentation la plus fréquente est le regard de Dieu de la religion, qui invente un Autre fait sur mesure pour supporter l'instance surmoïque regardante.  Figure de l'omnivoyance qui peuple les fantasmes des névrosés, pervers et psychotiques.

Le regard n'est pas ontique ni ontologique, mais éthique, car il implique un jugement du sujet.

A la veille de l'enterrement de son père, Freud fait un rêve où il voit écrit comme sur une affiche:

On est prié de fermer les yeux

ou

On est prié de fermer un oeil,

ce qu'il a l'habitude d'écrire ainsi:

 

On est prié de fermer les yeux.[10]

                                                        un oeil

Le rêve lui fait penser au reproche que sa famille lui a adressé pour avoir choisi le cérémonial le plus simple pour les funérailles du père.  Le rêve lui pardonne, on ferme les yeux sur son choix.  Mais ce qui est en évidence est le regard de l'Autre: la famille lui a objecté le "qu'en-dira-t-on", faisant émerger par là le regard du public anonyme, représentation fréquente de la surveillance du surmoi.  Ce regard de l'Autre évoque la culpabilité envers le père, car s'il est bien mort il n'a pas pour autant les yeux fermés.

C'est aussi le regard du père qui fait retour dans ce qu'il appelle le trouble sur l'Acropole.[11]  Freud raconte à Romain Rolland, que lorsqu'il se trouvait sur l'Acropole et embrassait le paysage du regard  la première fois à l'âge de quarante-huit ans, il ent un doute sur la réalité de sa perception, un sentiment d'étrangeté qui pouvaits'exprimer, dit-il, par la formule: ce que je vois là n'est pas réel.  Dans son analyse de cet épisode il se rappelle que pendant le trajet pour arriver à Athènes il était sceptique: "Il nous serait donné de voir Athènes? Mais c'est impossible, il y a trop d'obstacles."  L'impossibilité d'éprouver la jouissance scopique se manifestait par une mauvaise humeur inexplicable. Le sentiment du too good to be true frappait la perception visuelle elle-même du peu de réalité. "Nous ne pouvions pas croire que la joie de voir Athènes nous fût réservée."  Et Freud se rappelle du "désir ardent de voyager et de voir le monde" qui l'habitait pendant ses années de lycéen.  C'est justement ce désir qui, beaucoup plus tard, "a trouvé un début d'accomplissement"  et Freud ne s'étonne pas des répercussions qu'il a eues sur l'Acropole.  Et finalement il interprète ce trouble comme la manifestation de l'interdit de surpasser son père, qui n'avait pas même fait d'études secondaires.   Mais cette interdiction est liée à la jouissance elle-même, à la joie de voir. Et ce qui trouble c'est l'émergence du regard du père: "Que dirait Monsieur notre père s'il pouvait être ici maintenant?" - interprète Freud. Tout à  coup, c'est le regard de l'Autre paternel qui vient troubler la vision en apportant un doute sur sa réalité - ce qui montre l'antinomie entre le regard et la vision. Là où Freud se donne à voir à l'oeil de l'Autre, la vision fait défaut et le trouble survient. L'oeil du père était grand ouvert - il surveille, juge et trouble le sujet.

Certes, on ferme les yeux pour ne pas voir la faute. Mais le regard est là  se présentifiant par la tache, signalant le crime originaire, le prix à payer d'être sujet du désir. Cette tache ne s'efface jamais, car l'homme n'est jamais purifié de la jouissance. Comme la tache de sang de la main de Lady Macbeth qui témoigne de son assassinat, et faute de pouvoir échapper au regard qui l'incrimine, elle devient folle.

Si le père idéal ferme les yeux au désir du sujet, le regard du surmoi le guette sans relâche. La tache de l'impur est à la fois l'indice de la surveillance et la présence d'un pousse-à-jouir scopique - ce qui est connoté par la honte, sentiment éthique, par excellence.

A l'excès commandé de jouissance de la société scopique, la psychanalyse oppose une éthique du regard, comme cause du désir.  Car l'éthique de la  psychanalyse est une éthique du désir et non pas comme l'éthique sadienne une éthique de la jouissance.

Une éthique du regard consisterait à montrer le semblant d'être que ce regard incarne.  Car ce regard n'a pas de substance; l'Autre est aveugle et son lieu un désert de jouissance.  Pour "contrer le désir du tyran"[12], il faut savoir que l'Autre n'est pas Un et que pour lui aussi le regard est un objet perdu - sans l'objet, l'Autre n'existe pas.  Barrer le regard de l'Autre, est le rendre inconsistant.

Une psychanalyse ne supprime pas complètement le regard corrélé au  donner à voir du sujet, même quand il rencontre l'inconsistance de l'Autre.[13] Mais le sujet, après une analyse, s'est aperçu de son caractère de semblant d'être, ce qui le vide de sa virulence mortifère.

L'éthique du regard est celle tributaire de l'objet cause du désir.  Elle est celle qui promeut le désir qui agalmatise les objets du monde empirique en les scopisant pour le sujet, car il voit beaucoup d'objets mais scopise seulement ceux de son désir.  L'éthique du regard est celle qui correspond au désir de savoir qui n'a pas la visée de la jouissance scopique de la complétude mais qui affirme que le manque de savoir est constitutif du désir qui l'anime.  L'objet regard est la cause du désir de savoir qui doit briller à la fin d'une analyse portant le sujet à l'enthousiasme.

Concluons que le regard est:  trou illuminé qui dans l'Autre méduse le sujet, l'éclat qui agalmatise les objets de son désir, le vide radieux qui le néantise, ce qui brille dans le cristal de la langue, la tache qui frappe l'homme de l'impur, la présence qui guette le sujet de l'angoisse, the ocular proof de la jalouissance, le diamant de l'invidia, le rougissement de la pudeur, la terreur de la jouissonte, Moi dans le miroir de l'Autre, la fenêtre du réel.

 



[1] Ce travail est la conclusion de ma thèse de doctorat en philosophie “L’objet regard en philosophie”, qui resume non seulement cette  thèse comme la conférence que j’ai faite dans le cadre du Séminaire anticipé organisée par l’ancienne ACF-TMPen février 1998  lors de l’inauguration du jumelage “Rio-Toulouse” dont les attaques ont  déclanché la crise qui a aboutit à la scission de l’Ecole Brésilienne de Psychanalyse la même année.

[2]  Cf. Foucault, M., Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.

[3]  Merleau-Ponty, M.,  L'oeil et l'esprit, Paris, Gallimard, 1964.

[4]  Simon, G.,  Le regard, l'être et l'apparence dans l'Optique de l'Antiquité, Paris, Seuil, 1988.

[5]  Milner, M.,  dans On est prié de fermer les yeux, Paris, Gallimard, 1991.

[6]  Lacan, Le Séminaire, livre XI,op. cit., p. 232.

[7]  Debord, G.,La société du spectacle, Paris, Editions Gérard Lebovici, (1967), 1971.

[8]  Bentham, J., Le Panoptique, Paris, Ed.Belfond, 1977.

[9]  Foucault, M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

[10]  Freud, S., L'interprétation des rêves, Paris, PUF, 1980, p. 274.

[11]  Freud, S., "Un trouble de mémoire sur l'Acropole (lettre à Romain Rolland), (1936), Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985.

[12]  "On peut ériger en devoir la maxime de contrer le désir du tyran, si le tyran est celui qui s'arroge le pouvoir d'asservir le désir de l'Autre", dit Lacan in "Kant avec Sade", Ecrits, op. cit., p. 784.

[13]  Cf. Soler, C., "L'image servante",(exposé à la Vème Rencontre Brésilienne du Champ Freudien réalisé à Rio de Janeiro le 1er avril 1995), paru in Opção Lacaniana, São Paulo, nov.1995.