Incidence politique du psychanalyste

prononcé par Colette Soler aux Journées de l’ECF à Lyon en avril 1990.

 

Mon titre trouve sa raison dans une thèse de Lacan qui, à l'époque, je m'en souviens, m'avait estomaquée, et qui était restée pour moi comme une pierre d'attente. Il l'avance dans sa Télévision, d'une touche discrète et pourtant très forte, indiquant que la passe du psychanalyste pourrait bien opérer "la sortie du discours capitaliste". Rien de moins.

Au demeurant Lacan n'a jamais cessé d'affirmer que la psychanalyse a, de fait, une portée politique et qu'elle gagnerait cette portée, si les psychanalystes consentaient à en prendre la mesure, s'ils consentaient à ne pas oublier ce pour quoi ils sont faits, ce à quoi les appelle le discours analytique. Que l'on recherche ce fil tout au long de son enseignement ! On l'y trouvera, remarquablement constant. La thèse a certes varié,  allant même jusqu'à s'inverser : Fonction et champ de la parole et du langage  appelle ainsi le psychanalyste à une "fonction d'interprète dans la discorde des langages", tandis qu'à l'envers,  La troisième  lui assigne la mission de "contrer le réel", mais d'un bout à l'autre - notamment dans la Proposition de 1967 et les textes connexes, comme dans Télévision ou Radiophonie  - c'est la même insistance à marquer ce que l'on pourrait appeler l'être-pour-son-temps du psychanalyste.

 

Pour interroger donc, comment la psychanalyse fait le poids dans la réalité, je pars d'une évidence : l'invention de la pratique analytique a ouvert dans notre réalité de civilisés un nouveau champ d'expérience, où des faits nouveaux sont venus au jour. Freud les a inventoriés et mis au compte d'une réalité autre, nouvellement explorée, qu'il nomme précisément la "réalité psychique". Il n'y a rien d'excessif à parler d'une réalité autre, car je tiens pour acquis, avec Lacan, que les réalités sont plurielles du fait qu'il n'y a de réalité que de discours, soit d'un ordre qui opére  dans le réel, et qui, ce réel, l'accommode pour ainsi dire.

L'incidence politique de cette nouvelle dit-mension de la réalité psychique est immédiatement perceptible : dans le discours premier, celui qui ordonne la réalité de notre monde, on en appelle à la réalité et à ses évidences comme à quelque chose devant quoi tous doivent s'incliner, quelque chose donc,  qui devrait mettre tout le monde d'accord ; la réalité psychique, au contraire, s'impose non seulement comme dissimulée,  mais comme pure différence de l'un à l'autre, non collectivisable donc. Du coup, il saute aux yeux par rétroaction, que la promotion de ce que l'on appelle dans le discours premier le sens des réalités, répond à une opération, ou au moins à une tentative, plus ou moins réussie, d'universaliser le sujet, et de faire fonctionner un "pour tous" ... au prix d'une exclusion. Cette exclusion, Freud l'a située  avec le terme de désexualisation. Disons, exclusion de l'impossible à universaliser. Cette formule générale éclairerait, au demeurant, l'échec de celui qui a promu le sujet de la science, Descartes, quand il s'agit de  concevoir, entre pensée et étendue, la moindre substance libidinale, autant que la sublime confusion de l'universel et du désir, dont Spinoza se fit l'apôtre. Or, ce réel que je désigne de façon approximative comme l'impossible à universaliser, c'est lui qui est insupportable au politique en tant qu'il veut gouverner, mais c'est lui aussi  qui fait l'enjeu de la passe du psychanalyste. On a donc bien raison, comme dit Lacan, de mettre la psychanalyse au chef de la politique. C'est en effet, ce qui c'est toujours fait, à gauche comme à droite.

"Le symptôme institue l'ordre dont s'avère notre politique." Or, ce que la psychanalyse révèle, c'est que le symptôme est une jouissance qui se fait valoir en dépit et du commandement et du consentement. On est donc fondé à opposer le symptôme à l'adaptation à la réalité, laquelle n'est rien d'autre que l'adaptation à la demande d'un discours. Cette opposition robuste et classique a son évidence clinique. Mais elle fait oublier que si le manque à jouir que génère le langage est présent en tout discours, la compensation ne l'est pas moins et que ladite adaptation satisfait aussi à la jouissance mais sous un autre mode. Dès lors, si le symptôme est "fixion" de jouissance,  on peut aussi bien appeler symptôme, non la particularité de l'atypie, mais le mode de suppléance-type qu'un discours instaure à la place du défaut de rapport sexuel. En ce sens la politique est aussi bien gestion de symptôme. Elle vise a régler les mode de jouir - lesquels ne se réalisent pas seulement dans la vie amoureuse - afin qu'ils ne fassent pas l'impossible du lien social.  Pour Joyce l'unique, Lacan a fait résonner l'homme qui s'entend dans symptôme en reprenant l'ancienne orthographe du mot : sinthomme. Je pourrais aussi par voie simplement homophonique y faire vibrer le on de l'omnitude : la politique travaille à la sinthomnitude. Pour gouverner la jouissance, l'orienter et la contenir, le discours d'où s'engendre notre réalité, fabrique des semblants à jouir pour tous. Ça ne réussit jamais tout à fait, on le sait, et c'est bien pourquoi elle ne saurait se passer et d'une police (au sens large) qui mette les récalcitrants à l'ombre, si ce n'est des cimetières du moins des geôles , et aussi d'un corps de thérapeutes appelés à rectifier, à  réduire le symptôme. Comme Freud l'avait bien vu avec les névroses de guerre, au regard du politique, l'insoumis et le malade, c'est tout un : objecteurs de jouissance.

La politique est donc bien passible d'une interprétation. Le Malaise dans la civilisation en est un début, d'interprétation. En 1970, Lacan écrivant la structure du discours capitaliste comme une modification introduite par les effets de la science dans le discours du maître antique, met cette interprétation à l'heure de la sinthomnie contemporaine. Parler de discours capitaliste, c'est évidemment emprunter  à Marx. Quelque vingt ans après, faut-il penser, parce que le message marxiste a fait faillite, que la thèse de Lacan s'en trouve périmée ? Je ne le crois à pas,  pour deux raisons au moins. D'abord parce que le marxisme ne se réduit pas à sa promesse évangélique des lendemains qui chantent, et que précisément ce que Lacan a prélevé sur Marx ce n'est pas son évangile, mais la fonction "économique" de la seule plus-value qu'il généralise en plus de jouir. Ce ne sont pas les récentes effervescences de l'Est, les clameurs de ce que Lacan s'est permis de désigner impayablement du terme de "chair à parti comme baby sitter de l'histoire" qui y objecteront, bien au contraire, car on ne peut douter à l'allure où vont les choses qu'elles signent à l'inverse la montée généralisée de la régence du marché, désormais mondial. L'interprétation redoublée de Lacan a su reconnaître qu'étaient à l'oeuvre dans les impératifs de l'insatiable production capitaliste, la même logique que dans les commandements du surmoi freudien. Il en donne une formule minimum dans son Séminaire D'un Autre à l'autre  : jouir du renoncement à la jouissance. Bien sûr la science fournit là de nouveaux moyens qui ont réussi à subvertir notre réalité. Le sort des sujets et l'état des liens sociaux s'en trouvent changés : comme le feu qui appelle "l'urination primitive" où s'exalte la joie phallique, les produits nouveaux mis au marché, plus utilitaires que les fictions de  Bentham, sont de nouvelles "matières à faire sujet", partenaires prêts à jouir, valables pour tout un chacun - comme on dit -, et d'où se remanient l'ensemble des liens sociaux.

Le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes  de Jean Jacques Rousseau mériterait quelques suppléments. Il faudrait d'abord mettre Freud avec Rousseau et, aux deux sources d'inégalité physique et sociale que distingue celui-ci, ajouter celle à quoi préside l'inconscient, et qui fait chacun à nul autre pareil. Mais pour tenir compte du malaise capitaliste, il faudrait aussi ouvrir le chapitre de l'origine de l'égalité parmi les hommes, de l'égalité forcée que le règne du pousse à la consommation instaure et qui fait de chaque individu ... un prolétaire, marié aux produits par lesquels il est instrumenté.  Tous prolétaires donc. Mais ce n'est pas dire tous pareils.

L'être prolétaire du sujet moderne ne réduit pas les différences toujours criantes voire criardes : il les cantonne au niveau de l'avoir. Quand les semblants font faillite il ne reste plus que la quantité pour inscrire la différence, que le plus et le moins, le combien et le pas assez. Si le surmoi dit : jouis, sa formule moderne complétée pourrait bien être : jouis à l'envi. A charge pour nous d'en étudier les effets que je crois différentiels sur les diverses structures cliniques, notamment l'hystérie et l'obsession, car on peut supposer quasiment a priori que le sujet thésauriseur et le sujet anorexique par exemple, n'y répondront pas de la même façon. Le registre de la quantité va avec la forclusion de la singularité et son retour dans le réel. Faits divers et actualités politiques nous  informent quotidiennement   de ces faillites répétées de la sinthomnitude qui de l'homme d'aujourd'hui font comme le dit Michel Leiris : un trop civilisé pour ne pas être ... un sauvage.

 

Comment donc, la passe du psychanalyste annoncerait-elle un sortie du discours capitaliste ?

Je note d'abord que sortie ne veut pas dire ruine. Si la science, dès ses premiers balbutiements dans l'épistémé grecque, portait la ruine du maître antique, il est exclu que la psychanalyse puisse être la ruine du discours capitaliste. Mais dès lors qu'elle a pour vocation de changer quelque chose dans l'économie de la jouissance ne peut-elle prétendre au moins à émanciper le sujet - je ne dis pas les masses - des impasses de la version capitaliste du surmoi ?

 La psychanalyse traite certes le symptôme en tant qu'il objecte à la sinthomnie, mais c'est à contre pente de celle-ci, et pas pour y revenir. La sinthomnie trouve sa condition dans le fait que le désir est dialectique donc suggestionnable, qu'on peut lui tendre des attrapes (images, signifiants, objets) propres à le capter et donc à le diriger. C'est ainsi que désormais la "science commande à nos désirs". La psychanalyse, elle, ne commande pas au plus de jouir, elle cherche à l'élucider. Elle peut bien corriger le symptôme, comme les thérapies donc, mais c'est par une voie de révélation, de mises à jour des éléments inconscients qui fixent, il faudrait plutôt dire qui fixaient, sa jouissance, et si elle utilise la dialectique du désir, c'est pour rejoindre ce qui du désir n'est pas dialectique, la condition absolue, le "ça et rien d'autre", l'objet qui n'a pas d'équivalent, qui n'est pas collectivisable, car il ne vaut pour aucun autre. Dès lors, le psychanalyste, au sens du psychanalysé, est celui qui assume en connaissance de cause son impossible à universaliser. Il ne sort pas du monde pour autant mais c'est par là qu'il se sépare des injonctions du discours courant et qu'il se fait une cause de cette séparation. Sa pratique en elle-même objecte donc au consentement à la prolétarisation contemporaine des sujets. Au terme, elle soustrait le sujet aux sommations de la justice distributive, qui fait rage toujours davantage. Je peux donc risquer la formule : le psychanalyste, le psychanalyste comme produit transformé d'une psychanalyse ... n'est pas un prolétaire.

Serait-il donc contre les droits de l'homme, tout occupé à cultiver une nouvelle inégalité non de nature ou de société, mais d'inconscient ? Ce n'est évidemment pas ce dont il s'agit. Le psychanalyste n'a rien à objecter à la montée de l'idéologie des droits de l'homme. Celle-ci est strictement corrélative des ravages de la civilisation moderne, elle tâche d'y mettre quelques digues, et on ne peut qu'aquiescer. C'est un sursaut, une formation réactionnelle contre la puissance devenue industrielle de la "perversion kantifiée", car aujourd'hui, remarquez-le, la maxime de Sade : "j'ai le droit de disposer de ton corps, ... etc." paraît bien artisanale.

La psychanalyse, elle, n'est pas une formation réactionnelle faisant barrage à une volonté de jouissance, c'est la  cause éventuelle d'un désir autre. Mais ce désir ne peut se soutenir que comme une cause à défendre, justement parce que la psychanalyse n'est pas en mesure de renverser celui qui habite le discours capitaliste. Si donc, reprenant le vocabulaire de l'Autre, nous nous interrogeons sur les droits et les devoirs du psychanalysant et du psychanalyste, il faudra dire d'abord que les droits de l'analysant ne sont ni les droits de l'homme, ni les droits du consommateur, mais pas le contraire non plus. Quant à l'analyste,  il doit faire face à une urgence : celle, dit Lacan,  de produire la satisfaction de la fin. Ce n'est pas la même que celle de l'entrée : celle-ci tient au mirage de la vérité, celle-là y met un terme au profit d'un certain savoir de l'impossible. Le devoir majeur du psychanalyste est donc un devoir ... de passe. A entendre  pour l' essentiel comme le devoir de ne pas laisser en souffrance  le  point de cloture de l'expérience analytique où se joue le changement quant aux fins.  Il ne faut pas croire que cette visée là soit pour l'élite. Elle est, ou devrait être, pour chaque analysant.