GENESE DES PERVERSIONS
de Hans SACHS
(Préface et traduction par Jacques Adam)

Préface
par JACQUES ADAM

Nous sommes en 1923. Freud a jeté le trouble de la pulsion de mort tandis qu'à Berlin l'Institut de formation des psychanalystes vient de voir le jour et qu'un juriste de la quarantaine, non analysé, se voit confier la charge d'en être le premier didacticien - Hans Sachs. Il vient justement de faire un semestre d'enseignement sur les perversions.
Le sujet était peu défriché et plongeait encore dans les profondeurs médicales d'une surprise retenue aux apparentes bonnes mœurs d'une société en voie de libéralisation. Il s'agissait donc de baliser le champ clinique avec ce qu'on tenait de la théorie de Freud et de sa pratique et, à vrai dire, les moins préparés en apparence des premiers disciples (Rank l'année précédente et quelques autres «laïcs ») n'hésitaient pas à se lancer dans une question encore enserrée de tabous et à mettre à ciel ouvert l'avancée de leurs réflexions avec une audace toute freudienne.
Armé des Trois essais, d'« Un enfant est battu » et de ce qu'il venait d'entendre de Freud quelques jours auparavant au Congrès de Berlin (une esquisse de « Le moi et le ça »), Sachs s'engage dans cette thèse : les névroses, tout comme les perversions, témoignent d'une recherche de plaisir obtenu sur le tracé naturel des pulsions partielles, mais, déjouant le refoulement, la pulsion partielle peut trouver dans la perversion une forme qu'on peut dire familière de satisfaction, au-delà du compromis névrotique, et ceci grâce aux alliances diaboliques qu'elle arrive à faire avec les ténébreuses pulsions d'un moi inconscient, - inconscient du plaisir qu'il véhicule et en cela d'autant plus incontrôlable et surprenant.
Le pas que Freud avait franchi, Sachs en avait senti l'importance, utilisant d'ailleurs lui-même aussitôt, comme à l'essai, le mécanisme de division du moi qu'il met au principe de la phénoménologie des perversions sans en exploiter pourtant le pivot structural. Il faudra en effet l'année suivante la mise au point que Freud établit sur le masochisme et encore plus tard sa contribution au problème du fétichisme pour poser le problème psychanalytique d'une structure de la perversion.
Sachs, et c'est dans la logique de son argument, questionne les traits de perversion que l'on rencontre dans les névroses, qu'on peut avec lui définir comme le renforcement de satisfaction d'une pulsion partielle par la voie indirecte d'un commerce passager avec le complexe d'Oedipe et d'un pacte sournois avec le moi-plaisir. Le nœud de la castration semble, pour lui, rester une énigme.
C'est que son abord est sans doute encore trop pris dans les canons d'une normalité datée où l'illusion d'une libération des mœurs par la psychanalyse pour un pionnier tel que lui s'accomode mal des transgressions morales des perversions. Son approche est pourtant plus ouverte et plus originale que l'emploi simplifié des notions de fixation et de régression toujours à portée de la main sur ce sujet. Il se méfie autant de la supposée capacité d'adaptation du moi (leçon, hélas, perdue) que de son masochisme
fondamental dont Freud soulignera l'importance quelques mois plus tard dans « Le problème économique du masochisme ».
La qualité de l'article de Sachs vient, reconnaissons-le, de son mérite à ordonner la question des perversions à la problématique du plus-de-jouir (Lustgewinn), en cela mieux éclairé que l'article contemporain de Rank qui réduit la perversion au mécanisme infantile d'un déni de la reproduction et son traitement à la réhabilitation névrotique d'un sentiment de culpabilité. Prudent mais expert, Sachs (dont Löwenstein jalousait le touché clinique) s'en tenait dans tous les sens du terme à l'esprit de son maître dont il est loin pourtant ici d'égaler le style écrit. Il faudra encore du temps pour prendre la perversion à la lettre.
Lacan rend hommage à cet article de Sachs dans le Séminaire Les Formations de l'Inconscient, séance du 12 février 1958, Edition Seuil, pages 233-234 ("Tout l'article de Hans Sachs sur la genèse des perversions est fait pour montrer qu'il y a dans toute formation dite perverse, quelle qu'elle soit, exactement la même structure de compromis, d'élision, de dialectique du refoulé, et de retour du refoulé, qu'il y a dans la névrose. C'est l'essentiel de cet article si remarquable, et il en donne des exemples absolument convaincants.")

 

 

GENÈSE DES PERVERSIONS *
par Hans SACHS

Nous savons, grâce aux Trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud, ce que signifie la perversion : c'est la transposition d'une pulsion partielle qui se serait développée exagérément. Au lieu de se contenter de trouver sa satisfaction dans un plaisir préliminaire, celle-ci s'est développée normalement selon le primat du génital, mais en se déplaçant sur une zone érogène autre, et en cherchant à atteindre un but sexuel incompatible. Ces données ont été ensuite parfaitement confirmées par l'expérience, sans restriction ni modification aucune. Bien au contraire, on constate que l'intérêt que la psychanalyse ne cesse de manifester à l'égard des perversions les enrichit chaque jour de problèmes nouveaux qui demandent donc un certain nombre de compléments.

Une structure commune **

L'essentiel du problème tourne autour de la question de la position de la perversion par rapport au complexe d'Oedipe et par rapport à l'inconscient et au refoulement. Il ne s'agit en fait que d'une seule et même question qu'on peut aborder différemment selon qu'on la considère du point de vue du matériel ou plutôt de celui de la topique psychique. Ici encore c'est Freud qui a indiqué le chemin en démontrant, d'abord, dans « Un enfant est battu »(1) que notre compréhension de la perversion reste incomplète dès lors qu'on oublie que le noyau de ce complexe est à considérer, avant tout, comme la norme de référence. On pourrait, à la lumière d'un cas particulier, démontrer qu'il s'agit bien là des retombées du complexe d'Oedipe - c'est à- dire qu'une pulsion partielle particulièrement forte pourrait ne pas se prolonger en ligne droite dans une perversion, mais qu'elle devrait traverser le complexe d'Oedipe, comme un rayon lumineux traverse une lentille ; et c'est à nous que reviendrait alors la tâche d'en déterminer l'angle de réfraction, et d'en tirer nos propres conclusions. Cela s'accorde parfaitement avec le fait qu'en général la satisfaction perverse dépend de conditions bien spécifiques, souvent très curieuses et très strictes qui, dans leurs particularités mêmes, dépassent largement les exigences d'une pulsion partielle dont la transposition, même réussie, ne suffit pas à elle seule à en expliquer le ressort. Il faut encore y ajouter ceci que les pulsions partielles, dans la mesure où elles appartiennent à une étape précoce de l'organisation sexuelle, au stade oral par exemple, ou sadique-anal ou narcissique, ne se transforment en perversion qu'exceptionnellement sous leur forme première, anobjectale (auto-érotique ou narcissique primaire), mais qu'elles se trouvent le plus souvent remaniées, après un travail d'élaboration, à un stade plus complexe qui permet alors un investissement libidinal d'objet normal - voire même parfois un développement psychique des plus raffinés. Si maintenant on part de ceci que la névrose est le négatif de la perversion - ce qui veut dire que les fantasmes des névrosés sont refoulés et pathogènes (c'est-à-dire déterminant les symptômes), et que ce sont ces mêmes fantasmes qui, chez le pervers, sont le vecteur de son plaisir - alors il faut se poser la question de savoir comment la perversion se comporte vis-à-vis de l'inconscient. Car il est évident que la perversion, bien qu'elle soit consciente, n'est que la pointe de l'iceberg.

Le pervers ne fait en aucun cas exception à l'amnésie infantile que nous considérons comme la cicatrice de l'énorme processus de refoulement dirigé contre la sexualité infantile, et l'analyse d'une perversion nous mène nécessairement au même matériel psychique inconscient que l'analyse d'une névrose. Ici encore l'exactitude de la sentence freudienne reste intacte ; il en ressort seulement qu'elle n'épuise pas entièrement l'état des choses.

Nous ne pouvons trouver meilleur point de départ que dans la mise en relief de l'opposition suivante : dans un cas, le fantasme refoulé parvient à se faufiler jusqu'à l'état de symptôme, aux frais du refoulement, mais uniquement, il est vrai, sous forme de symptôme névrotique étranger et hostile au moi. Dans l'autre cas, le fantasme est toujours conscient et donc, au sens large, il reste conforme au moi et saturé de plaisir (2). Ceci prend vraiment tout son sens lorsque sur des cas de perversion - qui demandent une construction théorique d'un montage fragile- nous revenons alors au matériel lui-même tel que l'observation directe nous le fournit. Nous pouvons à ce moment-là mettre en regard la satisfaction perverse - peu importe qu'elle soit obtenue par un acte ou par un fantasme - et le symptôme névrotique, qui ont en commun, abstraction faite du signe contraire de plaisir qui les spécifie, d'être des rejetons de la vie sexuelle infantile totalement caduque et refoulée dans les deux cas. La satisfaction perverse et le symptôme névrotique sont des restes relativement minimes d'un vaste processus de développement, c'est-à-dire des représentants conscients de pulsions et de destins de pulsions de l'inconscient. Dans les deux cas, ce ne sont en fait que des amplifications et des renforcements de processus qui ont lieu également dans toute vie psychique normale. Le symptôme névrotique, nous savons qu'il doit être pris en compte par le conscient puisqu'il représente pour ainsi dire, du point de vue dynamique, une possibilité de compromis en cas d'inadéquation entre le moi et le refoulé. Y aurait-il des conditions semblables dans le cas de la perversion ?

Vignettes cliniques

Il nous faut maintenant envisager si, à cette grande parenté de structure, correspond quelque chose de semblable dans l'observation directe. Ceci semble bien être le cas quand il s'agit d'une satisfaction perverse que le sujet n'admet qu'à son corps défendant et au prix d'une lutte perpétuelle contre des objections morales, religieuses ou esthétiques. Cette satisfaction obtenue par l'unique voie conflictuelle est bien sûr teintée de plaisir, mais elle reste limitée, au début, à cause des luttes défensives exténuantes, et à la fin, à cause du regret, de la honte et du reproche que le sujet s'adresse. Nous nous approchons encore davantage du symptôme névrotique dans les cas où sont transgressées certaines conditions, par exemple lorsque la satisfaction, au lieu de se dérouler dans le fantasme, a lieu dans la réalité ou bien encore lorsque la victime d'un acte sadique en arrive à éprouver de la douleur physique alors que le plaisir est attaché à cette condition préalable que la victime en soit privée. Ce qui se produit alors n'est pas du tout une sorte d'indifférence mais une manifestation de défense, bien marquée du poinçon de l'angoisse - ce qui nous rapproche encore du mécanisme de la névrose (3). Dans un cas très accessible à la compréhension analytique, j'ai pu suivre de près les voies de passage d'une phobie névrotique à une satisfaction perverse. Il s'agissait d'une jeune fille gravement névrosée qui souffrait du souvenir d'avoir battu un enfant avec une certaine jouissance sadique lorsqu'elle était encore elle-même adolescente - ceci d'ailleurs au cours de jeux tout à fait bénins. En outre, elle avait le souvenir de s'être elle-même frappée sur les fesses le soir dans son lit, peu après la puberté, avec un sentiment de plaisir certain. Cette patiente était à peine capable de prononcer le mot « battre » ni en particulier d'employer des expressions équivalentes qui ont généralement cours dans le langage enfantin. N'importe quel bruit évoquant le fait de frapper (battre un tapis par exemple) la mettait hors d'elle : elle prenait alors une attitude défensive, comme horripilée. A la suite d'un moment particulièrement difficile de l'analyse apparut alors brusquement une période de masturbation, qui jusqu'ici avait été complètement refoulée. L'onanisme qui se manifestait-là pouvait à juste titre être considéré comme une satisfaction perverse puisqu'il se pratiquait exclusivement quand l'analysante avait le fantasme d'être battue. A partir de ce moment-là, toute sensibilité aux mots et aux bruits évoquant des coups cessa complètement et ils purent alors être perçus comme tout autre bruit banal. Une perversion s'était réinstallée à la place d'une phobie, née elle-même du refoulement de cette perversion. Lors des premiers effets du refoulement qui s'était produit à la puberté et qui s'était d'ailleurs prolongé bien au-delà, de même qu'à ce stade difficile de l'analyse qui avait produit la levée du refoulement, on avait constaté des moments ambigus où l'on aurait été bien en peine de dire s'il s'agissait de symptôme névrotique ou de satisfaction perverse. De telles équivoques sont d'ailleurs fréquentes : un analysant masochiste, qui du reste ne se contentait pas de fantasmes mais passait à l'acte dans de véritables mises en scène, ne pouvait employer un mot précis du dialecte de son enfance désignant son instrument de torture préféré sans une véritable horreur.

Dans un autre cas, un analysant qui venait de connaître son premier rapport sexuel, et d'ailleurs de manière tout à fait satisfaisante, fut pris subitement d'un irrésistible besoin de se masturber dans la rue, le pénis nu, en repartant chez lui. Il trouva le stratagème suivant pour y arriver : posté près d'un passage à niveau - la nuit étant venue - il se masturba au passage du train, donc sous le regard de tous les voyageurs, sans pourtant être vu vraiment d'aucun, en tout cas étant sûr de ne pas être reconnu. Jamais plus, pareille irruption de tendance exhibitionniste ne se reproduisit. Il était venu me consulter pour un problème d'impuissance accompagné d'un symptôme minime : l'impossibilité d'uriner en présence d'autres personnes, par exemple dans un urinoir public. La satisfaction perverse s'était donc transformée en inhibition névrotique. En analyse il avait à plusieurs reprises rêvé qu'il s'exhibait devant ses élèves - il était enseignant.

Je crois avoir trouvé chez ceux qu'on appelle « toxicomanes » un chaînon intermédiaire d'une importance générale quant au principe et à la pratique. C'est-à-dire chez les alcooliques, les morphinomanes, les cocaïnomanes et chez ceux qui dépendent du fait de fumer ou de chiquer. On a souvent rangé ces cas dans le cadre de la névrose obsessionnelle à cause du caractère tellement évident de contrainte que le sujet semble subir, comme submergé par la force décuplée de la libido, clivée du moi. Pourtant ils ont ceci de commun avec la perversion qu'il s'agit, non pas de rituels étrangers à la conscience comme dans le symptôme obsessionnel, ni moins encore de rituels déplaisants, dépourvus de sens et répétitifs, mais qu'il s'agit bien indiscutablement là d'actes visant à obtenir une satisfaction. Ce qui rapproche quand même cette satisfaction de celle du symptôme névrotique, c'est que, très éloignée de sa source sexuelle et déplacée sur quelque chose d'anodin n'appartenant pas à la vie sexuelle infantile, elle a pris la valeur d'une satisfaction substitutive d'un plaisir sexuel refoulé et devenu inaccessible.

Un analysant, opiomane de longue date (la morphine exceptée) et seulement par voie orale, m'a raconté comment il a fini par se sevrer : s'étant mis à la morphine depuis un certain temps, il se fit, après la rupture d'une liaison avec l'épouse d'un collègue, une injection, et une seule. Il se pourrait qu'il ait su - du moins m'en a-t-il parlé - que le mari de cette femme se piquait lui-même à la morphine. Je lui expliquai alors qu'il s'était identifié au « tiers lésé »visiblement dans un but d'auto-punition. Là-dessus lui revint un autre épisode de sa vie où il avait passagèrement souffert d'une phobie de la syphilis qui s'était également produit après la rupture d'une liaison avec la femme d'un autre, lui-même déjà atteint d'une paralysie manifeste. Le rapport au « tiers lésé » est, ici encore, saisissant. Lors de la répétition de la même situation il avait réagi en fonction du matériel dont il disposait, une fois par une « toxicomanie » ou plutôt seulement par la modification caractéristique d'une toxicomanie existante, l'autre fois par un symptôme névrotique, une phobie. Ce fait me semble suffisamment accréditer l'importance d'une similarité de structure des deux phénomènes psychiques.

Grâce à ce maillon intermédiaire des « toxicomanes », nous pouvons alors construire une série cohérente comprenant, à l'une des extrémités, la satisfaction perverse et, à l'autre, le symptôme névrotique.

Plus-de-jouir de la pulsion partielle

Riche est l'enseignement que nous donne l'éclairage jusqu'ici le plus approfondi que nous ayons eu d'une forme de satisfaction perverse traitée par Freud dans l'analyse du fantasme : « Un enfant est battu ». Nous voyons que dans les trois stades que ce fantasme parcourt (1. Le père bat l'enfant que je hais. 2. Le père me bat. 3. Un enfant est battu), pratiquement tout change : la personne qui bat et celle qui est battue, mais aussi la causalité puisqu'il s'agit d'abord de haine jalouse envers le rival, et ensuite de culpabilité d'un désir incestueux dont le « être battu » représente d'ailleurs bien l'aspect régressif. Il y a pourtant un élément constant : il apparaît dans le premier temps du fantasme, passe au deuxième, et se retrouve enfin dans le troisième temps, à l'état conscient cette fois, malgré son allure, en règle générale, très anodine et très floue : c'est la représentation d'être battu. C'est à cela justement qu'est lié le plaisir pervers qui débouche presque obligatoirement sur la masturbation (4). D'après mon expérience, on trouve la même situation dans d'autres formes de perversion ; leur évolution Jusqu'à la puberté et même au-delà peut être différente, la scène et les personnages des fantasmes peuvent changer - mais un élément très précis ou un petit groupe d'éléments survit à ces modifications et se présente alors comme le seul support du plaisir. Les autres éléments entrant dans la composition du fantasme, ceux que plus tard le sujet sera incapable d'intégrer et qu'il refoulera entièrement tout au long de son développement, se déchargeront alors totalement de leur indice de plaisir pour le reporter sur cet élément irréductible qui représente tous les autres au niveau conscient - exactement de la même manière que le symptôme névrotique remplace les fantasmes inconscients. Ce fait est particulièrement significatif dans le fétichisme où un seul élément du complexe refoulé demeure présent à la conscience. C'est le même mécanisme que celui du souvenir-écran qui cache derrière sa banalité l'essentiel de la vie sexuelle infantile refoulée. Dans le fétichisme, la seule différence vient de ce qu'un ample déplacement d'affects vient souder à ce seul élément tout le plaisir sauvegardé depuis l'enfance. Freud il y a bien longtemps déjà a rapporté à la Société psychanalytique de Vienne *** le cas d'un homme fixé de manière fétichiste aux chevilles et à la naissance des mollets d'une femme aux jambes maigres et laides. Ceci renvoyait à une scène vécue lors d'une leçon où sa gouvernante anglaise avait dû poser sa jambe, au demeurant fort décemment vêtue, sur un fauteuil en face de lui à cause d'une blessure qu'elle avait au pied. La curiosité sexuelle avait fait dériver les fantasmes du jeune garçon jusqu'aux parties génitales de la gouvernante ; de plus il existait sans doute un souvenir refoulé d'expérience similaire autrefois réalisée avec sa soeur où ce désir avait peut-être trouvé satisfaction - bref, tout cela avait complètement disparu de sa mémoire et à la place demeurait une image anodine de souvenirs qui coïncidait cependant intimement au refoulé, pour autant que là était le vecteur de son désir fétichiste.

Le caractère bizarre et souvent grotesque de certaines perversions s'explique par le fait qu'il s'agit d'un fragment isolé de l'ensemble des expériences et des fantasmes infantiles et qui, séparés du contexte et par là-même incompréhensibles pour le pervers lui-même et pour les autres, en représente en quelque sorte le mémorial. C'est ce que j'ai pu apprendre de l'analyse d'un homme sérieux et cultivé en constatant qu'il ne connaissait qu'une seule forme de satisfaction sexuelle : entendre une femme uriner. Qui était cette femme lui était égal ; il n'avait même pas envie de la regarder uriner. Il n'était excité que par le bruit, et quand il voulait se satisfaire il allait dans un certain cabinet d'aisance public où il avait remarqué qu'on pouvait entendre à travers la cloison. Là, il se masturbait après s'être suffisamment laissé exciter par le bruit. J'ai dû interrompre cette analyse pour des raisons extérieures, mais le matériel mis à jour laisse supposer avec une quasi-certitude qu'il s'agit ici aussi d'un reliquat de la curiosité infantile dirigée sur les parties génitales féminines.

La perversion tire son origine du fait qu'un élément très particulier du vécu ou de la fantasmatisation infantiles a été soustrait aux bouleversements du développement, notamment à la puberté, en se maintenant conscient. Le plaisir propre à la sexualité infantile a été se fixer sur cet élément tandis que les autres représentations pulsionnelles tombaient sous le coup du refoulement. Ce déplacement dépend sans aucun doute des pulsions partielles qui se sont montrées les plus actives au cours du développement infantile, soit par leur prédisposition naturelle, soit par leur forte aptitude à pouvoir se satisfaire. Etayé de la sorte et doté d'une énorme prime de plaisir, cet élément s'avère parfaitement capable de concurrencer le primat du génital. Il reste à se demander en quoi consiste l'"aptitude particulière" de cet élément indispensable à son succès. Une partie de la réponse a déjà été donnée : le degré d'organisation prégénitale, celle à laquelle le sujet reste le plus fortement fixé, doit trouver son expression corporelle là où la pulsion partielle dominante peut trouver sa forme de satisfaction spécifique. En outre, ceci nous permet d'affirmer qu'une situation très particulière de cet élément à l'égard du moi, quelle qu'elle soit, a dû lui permettre d'échapper au refoulement. Le souvenir écran, lui, c'est par son aspect apparemment anodin, par son caractère neutre qu'il se trouve ainsi sauvegardé. Dans la névrose obsessionnelle, ce sont les racines mêmes de l'expérience qui en font la structure qui se retrouvent au niveau de la conscience, puisque les affects, conformément au mécanisme de cette névrose, se séparent en bloc des contenus de représentations qui leur sont normalement liés (5).

Par contre, la satisfaction perverse consciente ne passe pas précisément pour être anodine et neutre ; le contenu affectif ne lui a été non plus d'aucune manière soustrait, comme le prouve l'énorme bénéfice de plaisir qui lui est attaché. Il doit donc s'agir d'autre chose, de quelque chose de particulier qui caractérise la phénoménologie de la perversion proprement dit.

Le mécanisme pervers

Pour le cerner, nous devons nous rappeler un fait dont Freud a souligné la portée dans son exposé au Vllème Congrès international de psychanalyse **** : il y a non seulement les motions pulsionnelles refoulées devenues inconscientes à la suite de leur expulsion, mais aussi l'existence d'éléments inconscients dans le moi lui-même. Les deux phénomènes les plus frappants qui en rendent compte, la résistance et le sentiment de culpabilité, s'expliquent par une rencontre tellement étroite entre les agents du refoulement et ses adversaires que ceux-làne peuvent même plus de leur côté devenir conscients - un peu comme autrefois les sbires et les huissiers devaient être exclus de la bonne société du fait de leur activité même. Cette remarque nous indique que derrière l'expression « conforme au moi » pourraient bien se cacher des formes et des motifs tout à fait différents de l'adaptation. En particulier cela ne doit pas nous faire oublier que le refoulement est un processus dynamique dans lequel ce n'est pas la rationalité qui prime mais qu'il s'agit d'une organisation pulsionnelle graduée qui refoule d'abord ce qui offre le moins de résistance et qui peut être à son tour refoulée plus tard lors d'une nouvelle étape du développement. Ce combat entre les pulsions est évidemment gagné par celles qui assurent la prime de plaisir la plus élevée ; c'est pourquoi une pulsion partielle particulièrement surdéveloppée est également extrêmement difficile à combattre - et je crois bien même que la maîtrise complète de cette donneuse de plaisir soit en fait impossible. Pour que le refoulement dans ce cas réussisse, ne serait-ce qu'approximativement, il lui faut se résoudre à un compromis : le refoulement doit permettre au plaisir de subsister dans une partie de l'organisation pulsionnelle, et cette partie doit être intégrée au moi, autrement dit ratifiée. Les autres éléments détachés de cette partie seront à ce moment-là d'autant plus facilement refoulés et maintenus refoulés qu'ils ont été affaiblis par le revirement d'un ancien allié. Cette ressource de la division où l'un des éléments se met au service du refoulement de façon à transférer jusqu'au moi le plaisir éprouvé lors d'une étape du développement prégénital tandis que ce qui reste tombe sous le coup du refoulement, semble être le mécanisme de la perversion.

Le travail le plus difficile que le refoulement ait à opérer est avant tout de réaliser un détachement du choix d'objet infantile : c'est le complexe d'Oedipe et son épigone le complexe de castration, qui retiennent actuellement l'intérêt croissant des analystes (6). On peut attendre d'un mécanisme comme celui décrit plus haut qu'il joue un rôle important dans ce travail essentiel du refoulement. En particulier, là où la fixation amoureuse et par conséquent la lutte du refoulement sont le plus en jeu, la libido peut continuer à se proposer comme solution à un groupe de représentations qui ne fait pas partie du cercle de la satisfaction génitale à venir, où encore comme issue aux investissements régressifs qui dépendent de ce type de représentations. De cette manière, la pulsion partielle ne va pas se propager directement dans la perversion, mais seulement après avoir traversé le conflit oedipien et avoir entretenu avec lui des liens étroits grâce au refoulement.

L'occurrence de ce mécanisme est très significative dans le fantasme "Un enfant est battu". A son moment d'émergence, il n'est qu'un corrélat du complexe d'Oedipe où tout l'accent est mis du côté de l'attitude hostile-sadique à l'égard du rival. Comme beaucoup d'autres formations de fantasmes du même genre, il serait probablement tombé sous le coup du refoulement, mais un léger remaniement lui a donné la particularité de se rendre conforme à la pulsion partielle sadique anale dominante, en remplacement du désir oedipien génital interdit. Un second remaniement vient alors effacer les derniers traits pouvant évoquer le complexe d'Oedipe, par élimination du père et du sujet lui-même. Le produit final est alors ce fantasme pervers conscient et garant du plaisir. Notre tentative d'explication correspond également au cas moyen d'homosexualité masculine : la fixation à la mère est trop forte pour rendre possible le processus normal de détachement. Il aurait fallu pour cela que la fixation à la personne du même sexe produite par le narcissisme et la crainte de la castration ait été ratifiée par le moi et intégrée à lui. Dans le cas d'exhibitionnisme dont j'ai parlé, le problème du détachement d'avec la mère ainsi que le fait d'avoir eu des relations sexuelles avec une femme avaient, semble-t-il, été les conditions profondes de cette irruption soudaine et unique de tendances exhibitionnistes chez cet homme, pour ainsi dire destiné à l'impuissance. Ceci concorde avec le fait que sa toute première manifestation d'impuissance se soit produite justement avec cette femme avec qui il avait eu son premier rapport sexuel, à l'occasion d'une baignade naturiste qu'ils avaient eu l'occasion de faire ensemble, quelques années plus tard.

De toutes façons, le mécanisme que nous avons décrit fait comprendre le pas qu'il y a de la perversion à la névrose, si nous saisissons bien que le refoulement, celui qui se produit tout aulong du développement de l'organisation libidinale, est un processus qui opère par degrés successifs. Le complexe où s'est joué le refoulement peut, dans la suite du développement, tomber lui-même à son tour sous le coup du refoulement. Mais il se peut aussi bien qu'à la faveur de circonstances extérieures, ce complexe vienne à nouveau sur le devant de la scène. Dans ce cas, et c'est d'observation courante, il ne s'agit pourtant pas, dans ce renoncement (Versagung), d'une névrose, mais bien d'une perversion. Celle-ci, remarquons-le, n'est une formation nouvelle qu'en apparence. En réalité, elle avait eu droit de cité déjà au moment du conflit oedipien ; mais un peu plus tard, à un moment conflictuel, ce privilège lui avait été retiré, puis à nouveau rendu - un peu à la manière dont on redonne ses lettres de noblesse à une lignée jadis fort méritoire, mais un moment tombée en disgrâce.

On va donc enfin pouvoir répondre à la question de savoir pourquoi on trouve autant de névroses chez les pervers que chez les normaux. L'équilibre vient de ce que, au sein même du refoulement, la séparation de l'élément élevé à la dignité d'être intégré au moi en vue d'une satisfaction perverse était indispensable à la réussite de l'entreprise, tandis qu'en contrepartie les éléments refoulés restants ont dû de leur côté garder suffisamment de force et même en regagner tout au long du développement pour arriver à réaliser un compromis névrotique. Les cas où il s'agit simplement de divers points de fixation, liquidés de différentes manières, ne relèvent pas ici d'un débat particulier.

La levée de la censure dans le rêve va de pair avec un élargissement des frontières du moi au regard du refoulé. En conséquence, il devient aisé au travail du rêve de réussir sur un cas particulier quelque chose de semblable à ce qui se passe en général, on vient de le voir, dans le mécanisme de résolution des conflits du refoulement - à savoir de réintégrer dans le moi un élément de ce qui avait été destiné au refoulement, autrement dit, ici, de le reprendre dans le contenu manifeste du rêve. Le cas cité par Rank (7 ), ainsi que les rêves d'exhibition de l'enseignant dont j'ai parlé ici sont de bons exemples dans lesquels rêve et névrose peuvent être mis en regard l'un de l'autre comme on peut le faire également avec perversion et névrose. Dans le rêve d'angoisse, la réussite se trouve ajournée en raison de l'ultime après-coup du refoulement produit par la transformation d'affects, tandis que ce qui doit se réaliser dans le moi apparaît alors au tout premier plan et en toute clarté à la faveur de l'angoisse produite par le rêve.

Une pulsion partielle aboutit donc à la perversion quand une partie des représentations du moi que la pulsion investit se trouve en position d'exception quant au désir à satisfaire et au plaisir à atteindre et quand une alliance arrive à se créer entre cette pulsion partielle et cette partie du moi au moment des combats que livre le refoulement, en particulier lors du complexe d'Oedipe. Il faut cependant souligner qu'il s'agit uniquement là du mécanisme et non du motif de sa transposition. Ce n'est pas seulement par cette alliance que la pulsion partielle se renforce ; son élection répond en fait à ce qu'elle soit douée - par prédisposition constitutionnelle héréditaire ou à cause d'expériences particulièrement réussies - d'une force déjà bien au-dessus de la normale.

* Traduit de l'allemand par Jacques Adam, avec l'aide de Kirsten Böke. Paru dans l'Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse IX, 1923, pp. 172-182.
** Les intertitres sont de la rédaction
*** Séance du 11 mars 1914. Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, tome IV, Paris, Gallimard, 1983, pp. 278-282. (N.d.T.)
**** Berlin, 1922, où Freud exposa une esquisse de « Le moi et le ça » (N.d.T.)

Notes

(1) Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre, 5.Folge, Seite 195-228 [Traduction française dans Freud : Névroses, psychoses et perversions]
(2) Selon une remarque verbale du Professeur Freud, le plaisir n'est jamais accessible qu'à la conscience. Du plaisir refoulé comme tel n'existe pas ; le processus de refoulement transforme le plaisir en déplaisir.
(3) « Le vécu de scènes réelles de fustigation à l'école suscita chez l'enfant qui les regardait un curieux sentiment d'excitation, probablement ambivalent, et la plupart du temps accompagné de désapprobation. Dans certains cas, le vécu réel des scènes de fustigation fut même insupportable. » Freud, op.cit., p. 197.
(4) Ibid, p. 195.
(5) Sammlung kleiner Schrifien zur Neurosenlehre, 3.Folge, p. 156. (en français, « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle», Cinq Psychanalyses, Paris, P.U.F.)
(6) cf. les travaux de Stärcke, Abraham, Alexander entres autres, dans cette revue.
(7) Rank, Perversion und Neurose, même revue, VIII/4, p. 403

 

Paru dans La Cause freudienne, numéro 25, septembre 1993