Psychoses et infinis :
Janos Bolyai et Georg Cantor



                     Muriel Mosconi


Paru dans"Science et fictions",
PERU,PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES
2000


   Durant son séminaire "Le sinthome", Lacan spécifie une forclusion plus
radicale que celle du Nom-du-Père : « L'orientation du réel forclot le sens»
dit-il.
C'est le zéro absolu, la limite absolue du froid qu'il donne pour exemple de
ce feu froid du réel qui forclot tout sens et cette forclusion du sens ne
peut être pensée que comme impensable.
Le réel est toujours un bout, un trognon, autour duquel la pensée brode,
mais son stigmate c'est de ne se relier à rien. Le fait qu'il y ait un zéro
absolu du froid ne se relie strictement à rien de pensable.
D'où les crises subjectives du savant lorsqu'il trouve un bout du réel.
Newton, parallèlement à son travail scientifique, rédigea des liasses
d'écrits alchimiques qui sont la trace de la crise subjective qu'il
traversa.
Janos Bolyai, qui élabora et publia le premier une géométrie non-euclidienne
et Georg Cantor qui théorisa les nombres transfinis, nous donnent l'exemple
du drame subjectif du savant lorsque son destin ,du fait de la forclusion du
Nom du Père ,ne s'inscrit pas dans le mythe oedipien. C'est-à-dire l'exemple
de la conjonction de diverses forclusions.
Face au réel insensé que découvre la science, nous nous trouvons en présence
d'une forclusion radicale qui n'est pas sans rapport avec l'ausstossung, le
rejet fondamental constitutif du réel au niveau de l'appareil psychique que
Freud formalise dans son article sur « La dénégation ».
La science ,de par son régime, tente aussi de suturer, de forclore son
propre sujet. Une fois son registre établi, elle ne veut rien savoir de la
vérité subjective comme cause.
Elle fonctionne sans la mémoire de ces crises, de ces drames qui ont
participé à sa production.
Mais la question du fondement de la science est incontournable dans ses
moments de crise.
Descartes le découvre avec son recours au malin génie, qu'il barre bien vite
en faisant appel au Nom-du-Père. Dieu est parfait donc non-trompeur, il
m'assure que les vérités mathématiques sont intangibles.
Dans cette perspective, il est frappant que deux psychotiques se trouvent en
bonne place à l'origine de la crise des fondements qui ébranle les
mathématiques au XIX° siècle.
Janos Bolyai soulève la sorte de sublimation naturelle qu'est le Nom-du-Père
qui pèse sur la loi de l'évidence durant des siècles. Il pousse à ses
ultimes conséquences mathématiques le fait que l'axiome des parallèles soit
indécidable dans la géométrie Euclidienne. Ce qui subvertit le champ
physico-géométrique et annonce la relativité générale.
Georg Cantor passe outre à l'interdit aristotélicien qui pèse sur l'infini
actuel, sur l'infini vu de l'infini. En élaborant la théorie des ensembles
infinis, il construit une arithmétique des transfinis qui révèle
l'inconsistance de certains ensembles. Les paradoxes qu'il soulève à l'orée
du XX° siècle amènent les mathématiciens à réélaborer les fondements mêmes
des mathématiques.
Janos Bolyai est un ingénieur hongrois de la première moitié du XIX° siècle
qui le premier élabora et publia dans tous ses développements un traité de
géométrie non euclidienne efficient sous le titre : « La science absolue de
l'espace indépendante de la vérité ou de la fausseté de l'axiome XI
d'Euclide (que l'on ne pourra jamais établir a priori) et en cas de fausseté
la démonstration de la quadrature du cercle »
Quels en sont les enjeux ?
Dans ses « Éléments »  Euclide demande qu'on lui accorde que « si deux
droites situées dans un même plan font avec une sécante commune, et d'un
même côté de celle-ci, des angles intérieurs dont la somme est inférieure à
deux droits, ces droites prolongées suffisamment se rencontrent de ce côté».
D'emblée Euclide tombe sur ce qui fut « le scandale de la géométrie » durant
vingt deux siècles ce postulat est indémontrable, il ne peut que s'agir d'un
axiome.
Pourtant il implique des résultats aussi évidents que deux parallèles sont
équidistantes, une ligne équidistante à une droite est une droite, la somme
des angles d'un triangle n'est pas inférieure à deux angles droits, par un
point extérieur à une droite il ne passe pas plus d'une parallèle à cette
droite, le théorème de Thalès etc.
Toutes les démonstrations que les géomètres ont tentées jusqu'à Gauss,
Bolyai et Lobatchevski sont circulaires car cet axiome est essentiel pour
définir la notion de droite elle-même.

Sur vingt - deux siècles, la succession des tentatives de démonstration
conduisit à remettre en cause des "évidences" de plus en plus "évidentes" et
à dégager des alternatives de plus en plus plausibles à l'axiome des
parallèles.

L'alternative la plus intéressante est celle de Wallis selon laquelle
l'axiome des parallèles équivaut au fait que pour toute figure il existe une
figure semblable arbitrairement grande.
Ce principe d'invariance de la structure globale de l'espace par homothétie
est corrélé avec l'idée que les lois physiques n'impliquent aucune unité
absolue de mesure, ce qui est un point d'appui essentiel de la physique de
Newton,... et ce que révoque la physique d'Einstein grâce à l'élaboration
des géométries non euclidiennes

L'idée d'une géométrie où les équivalents du postulat d'Euclide seraient
violés en bloc avait été introduite pour en démontrer l'absurdité par
Saccheri dans son traité "Euclide lavé de toute souillure" en 1733.
D'autres mathématiciens avaient suivi ces pistes à titre d'hypothèse.
Mais il restait à les démontrer.
C'est autour de cette question que se nouent les rapports entre Gauss,
Bolyai et Lobatchevski.

Bolyai et Lobatchevski ont travaillé de manière strictement indépendante et
dans l'ignorance l'un de l'autre. Ils sont arrivés à de nombreux résultats
communs que Bolyai a trouvé le premier et que Lobatchevski a publié en
partie d'abord.
Quant à Gauss, s'il eut l'idée de la géométrie non-euclidienne hyperbolique,
il n'a jamais synthétisé et publié ses travaux et il a laissé ses différents
correspondants les disséminer.

Dès 1823, Bolyai, le premier, dispose de la formule de base de la
trigonométrie hyperbolique non-euclidienne qui définit l'angle de
parallélisme alpha  =pi(p),dans la configuration de base:




  a // b   et AB=p

où a est une droite "classique",b une hyperbole qui lui est asymptotique,AB
un segment de droite perpendiculaire à a,avec A qui est un point de a et B
qui est un point de B,et alpha est l'angle ABb.




L'angle de parallélisme alpha=pi(p) varie en fonction de la distance
effective p puisque les longueurs sont absolues.La formule de base est la
suivante :  epuissance(-p/k)=tg(pi(p)/2)

De cette formule on peut dériver les propriétés métriques du plan
hyperbolique.

Il s'en déduit aussi qu'il existe une infinité continue de géométries
hyperboliques en faisant varier le paramètre k et que cette infinité tend
vers le cas euclidien lorsque k tend vers l'infini.
La géométrie euclidienne est donc la limite à l'infini de la géométrie
hyperbolique et sa tangente lorsque les longueurs tendent vers zéro.
Il s'en déduit que si l'espace réel était à courbure constante les études
sur les très grandes distances permettraient de trouver la structure
effective de notre espace.
Ce fut l'idée de Gauss qui fit des calculs sur les parallaxes des étoiles
dont le degré d'incertitude ne permit pas de trancher.
L'idée actuelle est que les trois géométries métriques donnent des modèles
opératoires pour des champs de la physique différenciés.
La géométrie hyperbolique donne un modèle opérant dans les années cinquante
pour les transmissions téléphoniques intercontinentales, par exemple.

Elle eut aussi des conséquences dans le champ mathématique puisqu'elle
permit à Hilbert de mettre au point son axiomatique où il reprend l'idée de
Bolyai de l'indépendance de l'axiome des parallèles par rapport aux autres
axiomes euclidiens.
Janos Bolyai démontre bien là que la psychose est un essai de rigueur: la
géométrie absolue qu'il élabore dans les quarante - trois paragraphes de
l'Appendix ne comporte quasiment que des théorèmes « absolus » valables dans
la géométrie hyperbolique et dans la géométrie euclidienne.
Qu'est-ce qu'un axiome en effet ? C'est un dire qui ne se couple au dit que
d'y « ek-sister » et qui de ce fait excède la « dit-mention » de la vérité
tout en la rendant possible, selon la définition qu'en donne Lacan dans
"L'Étourdit".(1)
C'est un dire qui ne se pose en vérité que pour permettre à une vérité
partielle de se déployer. La géométrie paramètrée de Bolyai donne en quelque
sorte une infinité continue d'axiomes équivalents à l'axiome des parallèles,
une infinité de dires. Elle donne aussi la clef d'une interprétation
possible du réel par la détermination du paramètre k. Il y a là comme une
holophrase de l'imaginaire de la géométrie, du symbolique des mathématiques
et du réel de la science selon la structure du noeud trèfle propre à la
paranoïa.
Si Gauss recula face a l'écrasante autorité de la philosophie kantienne à
cette époque, Bolyai, lui, porte directement le fer dans la plaie puisqu'il
emploie dans le titre même de l'Appendix la formule anti kantienne :a priori
indécidable pour toujours.
Il va jusqu'à écrire que « l'opinion incorrecte du philosophe idéaliste Kant
est née d'une conception totalement malade ».
Il écrira aussi que "la loi de la gravitation apparaît en étroite connexion
avec le genre de constitution de l'espace"(2), ce qui amène de nombreux
chercheurs à le considérer comme un pionnier de la géométrisation de la
physique, c'est à dire du réel.

Comment s'inscrit sa trouvaille dans la vie de Janos Bolyai ?(3)

Son père, Farkas Bolyai, est lui aussi mathématicien. Condisciple de Gauss à
Göttingen, il échange avec lui une correspondance suivie où il traite aussi
bien de problèmes mathématiques que de ses soucis familiaux.
Il s'attaque aussi aux problèmes des parallèles et tente de démontrer la
validité absolue de l'axiome XI, il tente d'en faire un théorème à l'inverse
de Janos.

Pour Farkas, la passion des parallèles est un genre de folie qui n'est pas
sans rapport avec la catastrophe que fut son premier mariage avec la mère de
Janos, Suzanna Benkö.
Par exemple il écrit à Gauss à ce propos : "C'est ici que se dresse le récif
le plus dangereux dans la mer en furie, la pierre tombale de tant de
mérites"(4).
Il écrit à propos des parallèles : "labyrinthe qui ne cesse de m'attirer,
c'est dans ces paysages que se trouvent les colonnes d'Hercule. J'ai navigué
parmi tous les récifs des côtes de la mer morte infernale, et j'en suis
toujours revenu le mât arraché et les voiles déchirées"(5).
Lui, qui se voulut un sans nom, (il publia six drames de manière anonyme),
se trouva un "nom de jouissance"(6) pour sa tombe qui conjoint son horreur
des femmes et son amour de la science. Il voulut en effet que sa tombe ne
portât aucune marque mais souhaita être enterré sous un pommier en référence
aux trois célèbres pommes, celles d'Ève et du jugement de Paris qui "avaient
changé la terre en enfer" et celle de Newton "qui l'avait replacé au rang
des corps célestes"(7).

Dès qu'il sait que Janos s'intéresse aux parallèles, il le met en garde :
"Ce noir sans fond a peut-être englouti mille géants newtoniens".
Il le met en garde aussi contre les femmes et lui enjoint d'aller visiter un
service de vénérologie avant toute aventure sexuelle.

La mère de Janos, elle, est psychotique. Son délire se déclenche à nouveau
lorsque son fils la quitte en 1818 pour poursuivre ses études à Vienne à
l'Académie du Génie militaire. En voici les termes, notés par Farkas :
"Moi Dieu devenu Dieu; je dis ce que je suis : un point où commence le grand
Tout, où, de même il finit. Je dis ce que je suis: un centre dont
s'originent et autour duquel gravitent des cercles qui se répandent sans fin
et qui en se rétractant deviennent à nouveau un point. Qui je suis :
d'innombrables éclats - morceaux qui deviennent Dieu de nouveau et Dieu se
décompose de nouveau en éclats - morceaux et ainsi jusqu'à la fin, c'est à
dire sans qu'aucune fin n'arrive jamais ..."(8 )
La concordance de la logique à l'oeuvre dans ce délire et dans la théorie de
Janos est frappante.
En 1823, il écrit à son père : "J'ai créé un univers nouveau à partir de
rien."
Sa géométrie aboutit au fait que "sur un signe" - le paramètre k - l'espace
monde tout entier se métamorphose. En décidant à notre gré du paramètre k,
nous obtenons un espace hypothétique soit euclidien, soit non euclidien à
courbure négative. En choisissant k toujours différent ("i" dans l'Appendix)
on réussit à transformer à volonté le système géométrique hypothétique et
cela reste possible jusqu'à ce qu'on se heurte à une contradiction par
rapport au système réel. Or cette contradiction n'advient jamais. (Appendix
32)

La théorie de Janos, par le biais de petites lettres ou de signes qu'il a
inventés pour la circonstance, apparaît comme une mise en forme l'énigme de
la folie de sa mère, une mise en forme du réel à l'oeuvre dans ce désir fou
non barré par le Nom - du - Père qui fait de Suzanna Benkö un espace - monde
qui change sur un signe.

Janos entre dans sa théorisation par l'idée de droite disjonctive, il
appelle parallèle à une droite a la première droite obtenue par rotation à
ne pas couper cette droite a.

Imre Hermann fait l'hypothèse qu'il s'agit d'une tentative de symboliser la
séparation de la mère et de l'enfant, d'une tentative d'auto guérison. Nous
dirions plutôt en termes lacaniens qu'il s'agit d'une tentative de traiter
le réel ravageant du désir de la mère par le biais du symbolique, d'une
tentative de suppléance face au déclenchement de sa propre psychose dont
Farkas repère des éléments avant-coureurs dans l'enfance.

Gauss, ce "Prince des géomètres", parait avoir un temps la fonction de
tenant lieu de Nom - du - Père. Par sa théorisation qui s'adresse à Gauss,
sans qu'il lui en fasse part, Janos se met en rivalité avec son père, qui se
voit dans cette histoire jouer le rôle du roi Lear, du père qui lâche, qui
cède, à qui l'on vole le signifiant de la paternité.

Durant l'élaboration de sa théorie, l'agressivité à l'égard de Farkas
s'estompe.
Farkas l'écrit à Gauss en 1825 : "Mon fils Vulcain s'est assagi." "Il est
devenu un grand et beau jeune homme dont le courage militaire va de pair
avec l'innocence et la pudeur - il ne joue pas aux cartes, ne boit ni vin,
ni eau de vie, ni café, il ne se rase pas et n'a que du duvet"(9).
Il y a là une certaine féminisation à l'oeuvre, portée par le désir
paternel, alors que selon une anecdote, Janos aurait provoqué son père en
duel, à l'orée de sa théorisation.(10 )
Janos vit peu de temps après son premier amour passionnel pour une femme.
Mais en 1832, Gauss, après avoir reçu l'Appendix par le biais de Farkas,
rédige une lettre restée célèbre : "Je ne peux louer ce travail car ce
serait comme me louer moi-même. En effet, le chemin pris par ton fils, ses
résultats coïncident presque entièrement avec les méditations qui ont occupé
mon esprit ces trente dernières années ... »
Janos se sent alors destitué de sa priorité, accusant son père de
complicité, il passe à l'acte et abandonne pour un temps les mathématiques
pour se consacrer à l'élaboration d'une langue parfaite à partir du Magyar,
sa langue maternelle. Cette langue parfaite devait assurer le bonheur de
l'humanité selon sa doctrine de salut. Il s'y consacra jusqu'à sa mort.

Peu après sa rupture avec Gauss, il est mis à la retraite de l'armée avec le
grade de capitaine. Il a alors trente - deux ans..
La tentative de suppléance par le biais des mathématiques s'était effondrée.

Sa relation à l'Autre suivit la classique déclinaison érotomane :espoir,
dépit, rancune.
Après qu'il se fût senti envoyé de Dieu et qu'il eut tenté de s'inscrire
dans la filiation symbolique de Gauss, l'Autre prit pour lui la forme d'un
Autre complet, non barré, absolu comme la géométrie qu'il trouva et la
langue qu'il tenta d'élaborer.
Gauss, son père et plus tard sa femme prirent la fonction de persécuteurs
qu'il persécuta. Il martyrisa son père et sa femme par ses idées délirantes
de jalousie et refusa un temps de reconnaître son fils Denes.
Pour ce qui est de son fils Denes, il fit inscrire sur le registre d'état
civil, qu'il n'était pas de lui car "à l'époque correspondant à celle de la
conception, la mère faisait de fréquentes sorties dans des lieux louches et
revenait à la maison en état d'échauffement"(11).
Ce n'est que dix ans plus tard, qu'il reconnut Denes et qu'il fit consigner
que sa suspicion s'était totalement évanouie.
En 1848, Farkas lui donne à lire le traité de Lobatchevski sur la théorie
des parallèles. Il en rédige un commentaire point par point et conclut qu'il
a été trahi, que Lobatchevski n'existe pas et que tout cela n'est qu'une
machination vengeresse de Gauss, ce qui ne l'empêche pas d'apprécier le
travail de son hypothétique double qu'il qualifie de génie(12).

Janos Bolyai se trouve à la convergence des différentes forclusions mises à
jour par la psychanalyse.

La forclusion du Nom - du - Père marque sa structure paranoïaque.

Le rejet pour lui va de l'unglauben, le fondamental n'y pas croire que Freud
découvre chez le paranoïaque (27) , qui lui permet de passer outre aux
"évidences" de la perception, pour trouver, par le biais de signes inventés
pour la circonstance, un bout de réel impensable, une possible orientation
absolue du réel, ce rejet va jusqu'au rejet de l'inconscient que marque son
travail sur la langue.
De par sa structure, il lui est difficile d'admettre que l'Autre soit
inconsistant et sa géométrie absolue pousse la géométrie générale à un degré
de consistance supplémentaire. Il lui est aussi difficile d'admettre que
l'Autre soit incomplet, ce qu'inscrit dans les mathématiques la notion même
d'axiome qui relève, dans la logique, du signifiant du manque de l'Autre.
Son travail sur la langue parfaite est une tentative de mise en forme d'un
métalangage qui supplanterait les langues vivantes et érigerait un Autre de
l'Autre, à l'opposé de ce qu'inscrit justement le signifiant du manque de
l'Autre.

Sa structure lui permet de passer outre à la méconnaissance névrotique
engluée dans le sens, dans la copulation du symbolique et de l'imaginaire.
Elle le soumet à la passion de l'ignorance, à la jonction du symbolique et
du réel, comme les mathématiques, passion de l'ignorance qui ici est un
autre nom de la connaissance paranoïaque.
Le désir du mathématicien qui l'anime lui permet de s 'apercevoir de ce
qu'il y a de réel dans le symbolique.
Il l'amène à chiffrer le réel au-delà de ce que Lacan appelle « jouis -
sens » d'où les effets de suppléance de son travail mathématique.

Sa structure le rend plus sensible à une topologie différente de la
topologie euclidienne, plus proche de la topologie de l'inconscient,
conformément à ce que Freud note au soir de sa vie.
"Il se peut que la spatialité soit la projection de l'extension de
l'appareil psychique.
Vraisemblablement aucune autre dérivation.
Au lieu des conditions à priori de l'appareil psychique selon Kant. Psyché
est étendue et elle n'en sait rien ". (Juin 1938, Londres)(14)
Il s'agit de la forme hyperbolique et asymptotique que prend la jouissance
de Schreber, animée qu'elle est par le pousse à la femme.

Le schéma I, dérivé du schéma R, donne la structure du sujet au terme du
procès psychotique lorsqu'une suppléance ne s'est pas constituée.
Il dessine d'une double courbe hyperbolique "le lien rendu sensible, dans la
double asymptote qui unit le moi délirant à l'autre divin, de leur
divergence imaginaire dans l'espace et dans le temps à la convergence idéale
de leur conjoncture. Non sans relever que d'une telle forme Freud a eu
l'intuition, puisqu'il a introduit lui-même le terme asymptotisch à ce
propos"(15) . Il s'agit de la forme hyperbolique et asymptotique que prend
la jouissance de Schreber animée qu'elle est par le pousse à la femme.

Ainsi la structure du procès psychotique schreberien relève de la géométrie
hyperbolique que formalise Janos Bolyai, cette conjonction est pour le moins
frappante.

Le destin de sa théorie dessine aussi ce qu'il en est du rejet forclusif,
sur le modèle que Freud nous donne dans la "Verneinung".

Inassimilable un temps par le système symbolique de la science, "odieuse au
monde" comme le vrai logicien, elle ne put être admise que sous couvert de
l'autorité paternelle de Gauss qui soutint plus tard les théoriciens non
euclidiens comme Riemann ou Klein.
Elle ne fut admise aussi que lorsque Beltrami en produisit un modèle
perceptif dans le champ euclidien, permettant par là sa retrouvaille, son
jugement d'existence était enfin inscrit.

Les paradoxes de la théorie euclidienne étaient en voie de résolution, mais
au prix de l'oubli du drame subjectif de Bolyai, au prix d'une tentative de
suture dans le champ de la science de ce sujet qui en est le corrélât
antinomique (16).



Georg Cantor lui se trouva en butte à de très violentes attaques de la part
des mathématiciens berlinois, ce qui n'ébranla jamais sa certitude d'être
dans le vrai.
« Ma théorie et ferme comme un roc » écrit-il au plus fort du tollé que
soulève son oeuvre.
Durant de longues années, il s'efforce de démontrer l'hypothèse du continu
qui couronnerait son travail en liant ses études sur la droite et celles sur
les transfinis. Selon cette hypothèse, si aleph0, le plus petit cardinal
transfini, spécifie l'ensemble des entiers naturels, aleph1, le transfini
successeur de aleph0, devrait correspondre à l'ensemble des nombres réels,
c'est à dire à l'ensemble des points de la droite, selon un axiome qui lui
est propre.

Il ne parviendra pas à cette démonstration et pour cause ! Paul Cohen a
démontré, en 1963, l'indépendance de cette hypothèse par rapport à la
théorie cantorienne des ensembles. Il s'agit d'un énoncé indécidable au sein
de cette théorie comme l'axiome des parallèles l'est au sein de la géométrie
métrique.
Mais là où Bolyai démontre un indécidable qui fonde son oeuvre, Cantor
élabore sa théorie autour d'une question « qu'est-ce-que le continu ? » sans
en apercevoir le côté indécidable.
A partir de cette question, il fragmente la notion de droite dont Bolyai et
Lobatchevski avaient fait apparaître la déhiscence dans le champ géométrique
et formalise l'arithmétique transfinie.

L'engendrement des nombres transfinis suppose trois principes qui peuvent se
résumer à celui-ci :« passées les bornes, il y a une limite ».(17)
Le premier principe d'engendrement est simple, sur le modèle des entiers
naturels, on adjoint un successeur w + 1 à chaque élément w d'un ensemble de
nombres transfinis.
Le deuxième principe permet - je cite Cantor - « de passer toute borne » :
quand il n'y a pas de plus grand nombre à un ensemble, on en invente un qui
le représente et qui en est la limite extérieure.
Par exemple w, le 1er ordinal transfini, vient à la suite de tous les
entiers naturels - il n'y a pas de plus grand entier naturel - il est à
l'extérieur de cet ensemble qu'il représente.

Le cardinal qui lui correspond est:aleph0.



Le troisième principe est un principe de limitation. Une fois passées les
bornes de l'infini, il s'agit de sérier les ordinaux transfinis dans
diverses classes qui auront pour cardinal le cardinal strictement supérieur
à celui de leurs ensembles - éléments.Ainsi la classe II ci-dessous qui a
pour éléments tous les ensembles qui ont aleph0 pour cardinal a pour
cardinal aleph1.

 Les ordinaux transfinis représentent des ensembles.Contrairement aux
ensembles ordonnés finis dont le cardinal et l'ordinal sont égaux,dans
l'arithmétique transfinie les ordinaux et les cardinaux sont différents pour
un même ensemble:ainsi les ensembles de la classe II ci-dessous ont pour
ordinal w ou w+1 ou w+2 ou w+n etc. et ont tous pour ordinal aleph0.


Transfinis
Classe I
N
Ord  =w
Card = aleph0                                 1
                                                      2     Ensemble N des entiers naturels
                                                       3


Classe II
Ord  =W
Card =aleph1                                (1, 2, 3, .....,) -->card aleph0
                                                        (1,2,3,....,)U(w) -->card  aleph0

                                                (1,2,3,....,)U(w,w+1) -->card  aleph0 ..........


                                                   (1,2,3,.....)U(w,w+1, w+2,....) -->card  aleph0



Classe III                                        W ...........




Mais cette formalisation implique l'existence d'ensembles inconsistants à
son horizon. L'ensemble de tous les ordinaux et le système de tous les
alephs forment une suite indéfinie et inconsistante. Ce qui amène Cantor, le
premier, à écrire qu'il n'y a pas d'ensemble de tous les ensembles. Ce sont
les paradoxes qui ébranlent l'édifice mathématique dans ses fondements.
Le franchissement cantorien de l'infini, en signant la fin de la tradition
aristotélicienne, atteint la question de la loi et en conséquence celle du
Nom-du-Père qui organise la signification par le jeu de sa place d'exception
et par sa fonction de capitonnage.
Le délestage des significations courantes qu'implique la forclusion du
Nom-du-Père (l'unglauben freudien) peut rapprocher le psychotique de la
position du scientifique pour lequel l'infini est une place sans entour
mythique, sans semblant spécifique bien qu'il y ait différentes fictions de
l'infini.

L'on peut faire l'hypothèse, qu'à l'instar de Bolyai, Cantor dans la liberté
dont il fit preuve par rapport à la tradition mathématique et par la rigueur
qu'il déploya fut « favorisé » par sa structure.
En passant outre à l'interdit qui pesait sur l'infini actuel, Cantor
construit un infini significantisé, stratifié, fixé par des nombres, chiffré
au-delà du sens imaginaro-symbolique.
Les transfinis se révèlent de l'ordre d'un savoir dans le réel qui relève du
pas-tout. Construit sur l'idée explicite que « passées les bornes, il y a
une limite », il dénude à son horizon des lieux d'inconsistance à l'instar
de la logique de la jouissance féminine qui n'est pas totalement rapportable
au phallus :« Passées les bornes, il y a une limite. » est une formule de
Lacan pour spécifier cette jouissance - et, pour les femmes, l'inconsistance
du phallus est plus manifeste.
Si la géométrie de Bolyai évoque la fonction hyperbolique de la jouissance
schreberienne dans son côté pousse-à-la-femme asymptotique, l'arithmétique
de Cantor évoque, elle la fonction de la suppléance chez Joyce qui l'amène à
une féminisation particulière (Françoise Gorog parle à ce sujet de Joyce
comme pondeuse particulière de ses oeuvres par opposition à Schreber comme
pondeuse universelle d'une nouvelle humanité).(18)

Mais si la théorie cantorienne évoque la logique de la suppléance, elle
n'eut pas cette valeur pour Cantor, au contraire. Sa psychose paranoïaque se
déclenche un an après la découverte des transfinis.
A ce moment, il présente un épisode délirant persécutoire dont son maître
Kroenecker est le persécuteur.
Que s'est-il passé ?
Il vient de publier son premier article sur les transfinis que Kroenecker
attaque violemment. Nous retrouvons la figure classique du déclenchement que
Lacan formalise dans « la question préliminaire ». Un père, Kroenecker, se
retrouve en opposition symbolique au couple que forment Cantor et Dedekind -
son alter ego, son ami et son correspondant.


Cependant, peu de temps avant sa première hospitalisation, Cantor séjourne à
Paris où les mathématiciens français, comme Poincaré, font un excellent
accueil à ses théories. Il écourte précipitamment son séjour pour être
hospitalisé pour la première fois.
Ceci laisse à penser, et c'est la thèse de Nathalie Charraud, que le
déclenchement relève du succès qui implique sa reconnaissance comme père de
sa théorie.

Lacan lui ne fait pas appel à sa thèse de 1958. Il situe le déclenchement de
la psychose de Cantor du côté de la découverte d'un savoir dans le réel et
du côté de la certitude qui y est corrélée, conjoignant là le drame
subjectif du savant et le déclenchement de la psychose.
Cantor avoue le forçage de cette certitude.
« Ne pas simplement considérer l'infini comme ce qui croit sans limite ...
mais le fixer par des nombres, cette pensée s'est imposée à moi presque
contre ma volonté. »
Il n'est que le scribe de Dieu dit-il : « Je ne suis quant à mes travaux,
que rédacteur et fonctionnaire. »
Dieu en retour s'en trouve modifié. Dans sa correspondance avec le cardinal
Franzelin, qui se situe entre la découverte des transfinis et celle des
ensembles inconsistants, Cantor différencie deux infinis, celui accessible
des transfinis et l'infini inaccessible réservé à Dieu.
A ce moment, sa psychose n'a pas un caractère massif et il poursuit ses
travaux de mathématicien avec succès.
Mais la découverte de l'inconsistance des plus grands transfinis, le touche
dans sa diologie personnelle.
Sa deuxième hospitalisation fait suite à la publication de ce résultat.
En étudiant la complétude du réel ou en trouvant les nombres transfinis qui
bouclent toujours plus loin tout ensemble de nombres, Cantor s'est voué à
compléter l'Autre par une logique du pas-tout (d'ailleurs toutes les lois de
l'arithmétique classique ne s'appliquent pas à l'arithmétique transfinie).
Au terme de sa recherche, il découvre l'inconsistance de cet Autre. Ce
autour de quoi il tourne toute sa vie, l'hypothèse du continu, relève de
l'incomplétude de cet Autre mathématique, à quoi il oppose la complétude
imaginaire de l'unité absolument indivise de Dieu qui, de fait, devient de
plus en plus désincarné et vide. Les figures paternelles persécutrices qui
se lèvent alors, Kronecker puis la famille royale anglaise redonnent une
certaine consistance à cet Autre et font barrière à sa décomposition . A
cette époque Cantor d'ailleurs chante souvent à tue-tête durant des heures
ce qui n'est pas sans évoquer le miracle de hurlements schreberien et la
prise au pied de la lettre de son propre patronyme.
Le désir de Cantor, inventeur d'un savoir dans le réel sur l'inconsistance
de l'Autre par un travail rigoureux de la lettre, par un chiffrage au-delà
du « jouis - sens », donne à Lacan le prototype du désir de l'analyste. Le
transfini aleph0, lui donne un mathéme de la passe où il s'agit d'inventer
un signifiant nouveau qui représente et fait limite extérieure à la suite
des signifiants que le sujet de l'inconscient a déroulé dans la cure, un
signifiant nouveau qui dit pour chacun l'impossible inscription du rapport
sexuel dans la structure, signifiant nouveau, ici, propre à chacun.

{S1, S2, S3, ..., Sn} aleph0



Bibliographie sur Janos Bolyai et sur la géométrie non euclidienne.

Les deux ouvrages de référence essentiels de cet article sont:
I  - Le livre d'Imre Hermann "Parallélismes", Paris, Denoël, 1980
I' - son avant propos de Jean Petitot - Cocorda "Note sur la Géométrie
hyperbolique" p. I à XXXVIII.
II - Janos Bolyai: "Appendix scientiam spatii absolute veram exhibens, a
veritate aut falsitate axiomatis undecimi euclidei (a priori haud unquam
decidenda) independentem; adjecta ad casum falsitatis quadratura circuli
geometrica; Auctore Joanne Bolyai ... in exercitu caesareo regio austriaco
castreusium capitaneo". (Appendice au Tentamen de F. Bolyai 1832).
Traduction Française Jean Houel, Mem. de la soc. de Sc. Phys. et Nat. de
Bordeaux, t. 5 p189-248,1867.
II' - SCHMIDT F., "Notice sur la vie et les travaux de W. et J. BOLYAI",
préface de "L'Appendix", Paris, Gauthier - Villars, 1868, Trad. Houel J.
Autres ouvrages de références:
III - Barbarin P., "La géométrie non euclidienne", Gauthier - Villard, 1905,
Jacques Gabay, 3° Ed., Sceaux, 1990.
IV - Bonola R., "La geometria non euclidea, Esposizione storico - critica
del suo sviluppo", Zanichelli, Bologna, 1906, Trad. anglaise Dover 1955.
V - Dictionnaire des mathématiques, Paris, P.U.F. ,4ème éd. 1993.
VI - Dieudonné J., "Pour l'honneur de l'esprit humain. Les mathématiques
aujourd'hui", Paris, 1987, Coll. Pluriel, Hachette.
VII - Einstein A., "La relativité", Paris, petite bibliothèque Payot, 1975.
VIII - Lobatchevski N., "La théorie des parallèles", Trad. Houel J., Paris,
éd. Monom - Albert Blanchard, 1980.
IX - Szenassy B., "History of Mathematics in Hungary until the 20th
century", Akademia Kiado, Budapest, Springer Verlag, 1992.
Bibliographie sur Georg Cantor
Articles et lettres de Georg Cantor.
I CAVAILLES J., « Philosophie mathématique », Paris, Hermann, 1962, où est
publiée une partie de la correspondance Cantor - Dedekind.
II CANTOR G., « Fondements d'une théorie générale des ensembles », 1882,
traduction Milner J.C., Cahiers pour l'Analyse n° 10.
III CANTOR G., « Lettre à Dedekind du 5 novembre 1882 », traduction et
introduction Fichant H. in « Logique et fondements des mathématiques » sous
la direction de Rivenc F. et de Rouilhan P., Paris, 1992, Bibliothèque
scientifique, Payot.
IV CANTOR G., « Sur une question élémentaire de la théorie des
multiplicités », 1892, traduction et introduction Sinaceur H, ibid.
V CANTOR G., « Lettres à Dedekind des 28 juillet, 29 et 31 août 1899 »,
introduction de Sakarovitch J., traduction de Fichant H, ibid.
Articles et ouvrages sur Georg Cantor.
VI Charraud N., « La question de Cantor », L'Âne n° 10, mai - juin 1983,
Paris.
VII Charraud N., « Georg Cantor : superlatif et infini», Actes de l'École de
la Cause freudienne n° XIII, 1987, Paris.VIII Charraud N., « Logique
lacanienne et transfini », Revue de l'École de la Cause freudienne, n° 21,
1992.
IX Charraud N., « Infini et Inconscient. Essai sur Georg Cantor », 1994,
Paris, Ed. Anthropos.
X Hermann H., « Parallélismes », 1980, Paris, Denoël.
XI Miller J.A., « Vers un signifiant nouveau », Revue de l'École de la Cause
freudienne, n° 20, 1992, Paris.
XII Sinaceur H., « Le transfini de Cantor », ibid.
Références de Jacques Lacan à Georg Cantor.
XIII « La science et la vérité », in Écrits, 1966, Paris, Seuil.
XIV « La proposition du 9 octobre 1967 », Scilicet 1, 1968, Paris, Seuil.
XV « La méprise du sujet supposé savoir », ibid.
XVI « L'Étourdit », Scilicet 4, 1973, Paris, Seuil.
XVII « ... ou pire », Scilicet 5, 1975, Paris, Seuil.
XVIII « Du discours psychanalytique », Milan, 12 mai 1982, in « Lacan en
Italie », 1978, La Salamandra.
XIX « ... ou pire »,séminaire XIX, inédit, 1971-73.
XX « Encore », séminaire XX, 1972 - 1978, Paris, 1975, Seuil.
XXI « Le sinthome », Séminaire XXIII, 1975 - 1976, Ornicar ?, Paris.
Notes
1 LACAN J .,"L'Étourdit", Scilicet 4, Paris, Seuil 1973.
2 Cité en IX.
3 Les références biographiques de ce passage sont pour la majeur partie
tirées de l'ouvrage d'Imre HERMANN (I), recoupées et rectifiées en fonction
des autres références bibliographiques données.
4 Cité in I.
5 Ibid.
6 Miller J.A .,"De la nature des semblants",Cours de l'année 1991-1992,
Séance du 27/11/91 (inédit)
7 Cité in II'.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 IX.
13 Freud S.,"Le manuscrit K", "La naissance de la psychanalyse",
Paris,P.U.F., 4° éd., 1979.
14 FREUD S.. "Résultats, idées problèmes", note 22 VIII, "Résultats, idées,
problèmes", tome II, 1921 1928, Paris, P.U.F., 1985.
15 LACAN J. ,"D'une question préliminaire à tout traitement possible de la
psychose", "Écrits", Paris, Seuil, 1966, p 571.572.
16 LACAN J. ,"La science et la vérité", Op. cit.
17 LACAN J. « Télévision », p 63.
18 GOROG F. « Joyce le prudent », Revue de l'École de la Cause freudienne,
n° 23.