Texte
présenté au titre d’AE lors des Journées d’automne 1994 de l’ECF
Mots
clés : fantasme, image, imaginaire collectif, jouissance, réel,
ségrégation
Lorsque
nous avons discuté entre nous, entre AE, de cette série d'interventions des
journées d'automne, nous avons envisagé la possibilité de parler de cas de
notre clinique. J'avais moi-même en tête le cas d'une femme dont un souvenir
d'enfance semblait donner la matrice des événements de sa vie à venir, de son
destin pourquoi pas. Il ne s'agissait de guère plus que d'un souvenir, qui
n'avait pour elle rien d'insistant, il n'apparaissait pas de façon récurrente
dans ses associations et même, elle ne lui accordait au départ une importance
exceptionnelle. C'est par la construction dans le travail de l'analyse, par le
déchiffrement des événements de sa vie, que s'est montrée la valeur matricielle
de cette scène qui, à travers les remaniements formels imposés par les
modifications de son environnement, semblait se répéter à l'identique.
Cette
scène respecte un dispositif cher aux sujets pour qui le spectacle mérite
réflexion, amateurs de théâtre, de cinéma rêveurs aussi, puisqu'elle inclut une
scène dans la scène. Cette scène dans la scène est celle sur laquelle elle doit
monter pour jouer le rôle qui lui est attribué dans la pièce qu'avec ses
camarades de colonie de vacances elle répète depuis une semaine. La
représentation de cette pièce est le grand moment des festivités qui mettent un
terme à son séjour et elle doit être jouée devant les parents avant qu'ils ne
récupèrent leur progéniture.
Le
grand jour est arrivé, elle doit monter sur scène. Elle, qui s'était si souvent
imaginée dans cette situation où elle jouerait devant ses parents certes, mais
devant son père surtout, au moment de monter sur scène, constate que ses
parents ne sont pas là. Elle en déduit immédiatement qu'ils sont morts dans un
accident de voiture en venant la chercher. La terrible nouvelle ne manquera pas
de lui être annoncée à la fin de ces festivités que les responsables de la
colonie lui laissent vivre, pour prolonger de quelques instants encore son
innocence. Stoïque, elle monte sur scène, joue son rôle, redescend sa
contribution achevée et s'effondre en sanglots. Elle s'ouvre de son chagrin aux
moniteurs qui s'inquiètent de la voir ainsi ; ils la rassurent et la consolent
: ses parent ont téléphoné. Retardés dans leurs propres vacances ils ont
informé qu'ils ne viendraient chercher leur fille, comme c'était possible, que
le lendemain. Elle n'a donc pas à s'inquiéter. Rien n'y fait pourtant, tant sa
conviction est ancrée ; les paroles rassurantes qu'elle obtient ne font que la
renforcer dans son idée que l'on cherche avant tout à la consoler et à gagner
du temps avant de lui infliger le choc de la terrible nouvelle. Elle passe la
nuit en pleurs et le lendemain arrivent ses parents, qui viennent la chercher.
L'autre
qui manque à la place où elle le loge, la place d'ou il la regarde sur la scène
d'où elle s'offre à lui, cet autre elle va s'employer sa vie durant à le
retrouver, c'est à dire à répéter la rencontre manquée. Dans sa vie
professionnelle d'abord mais bien sûr et surtout dans sa vie sentimentale, dans
le transfert enfin. C'est cette dernière occurrence qui lui permettra d'abord
de prendre la mesure de cette pantomime à elle-même longtemps inaperçue,
ensuite d'y interroger ce que nous appelons sa part, c'est à dire le désir qui
a procédé à son élection. L'image indélébile se présente donc à travers ses
répétitions déformées comme la représentation matricielle de la position du
sujet ; la position du sujet c'est à dire aussi bien la modalité particulière
de son rapport à l'Autre, son "truc", comme j'ai pu le formuler il y
a quelque temps.
C'est
dans ce cas une image banale, que le sujet ne distingue pas particulièrement au
départ et qui ne prend sa valeur d'indélébile que parce qu'elle résiste, se
répète malgré les lavage successifs que lui fait subir la perlaboration
analytique. Indélébile, c'est un constat après-coup, après le passage réitéré
dans la machine à laver les significations particulières des sujets, machine
dite aussi machine à associer, ou psychanalyse. Quand tout alentours a pâli,
elle reste, se détache, justement de faire tache. C'est alors, je l'ai laissé
entendre, qu'elle a droit à une attention soutenue, à un traitement
particulier, que les éléments qui la composent vont être identifiés et abordés
spécifiquement. Cela ne se fait pas tout seul, demande temps, tâtonnements,
piétinements, persévérance. Enfin, au delà du roman dont le sujet avait tissé
la trame qui l'instituait dans sa subjectivité, au delà du roman de l’Œdipe,
avec ses ingrédients que sont le père, la transgression et la castration,
apparaît sa part de non-sens.
L'image
ne s'efface donc pas mais au lieu d'être motrice elle devient mémorial, trace
de ce qui fut et a perdu sa fonction. Il s'agit là bien sûr d'une perspective
idéale qui suppose le consentement du sujet au deuil et un certain nombre
d'autres choses encore. Je me suis interrogé sur le devenir de l'image indélébile
au delà de l'analyse. La cure a-t-elle, si elle opère correctement, pour ne pas
dire idéalement, cette simple fonction de "banaliser", au sens
freudien de transformer les drames de la vie en malheurs banaux, de banaliser
l'image indélébile et de d'effacer sa valeur d'exception, sa particularité, en
même temps que de tarir sa fonction pathologique ?.
Autrement
dit, tout de l'image est-il "significantisable", articulable, chaque
S1 qu'elle représente étant pris dans la série métonymique d'être articulé par
l'interprétation au S2 ?
Je
voudrais, pour aborder cette question, interroger le images, non les plus
contingentes et les plus particulières, telles que nous ne les rencontrons que
dans les cures, mais les images collectives. Il est des images qui font de
l'effet à tous ceux qui partagent une même aire culturelle, qui font référence
commune, partagée, mot de passe pourquoi pas. Par exemple il y a ceux, ou
celles, avec qui on peut parler de Pierrot le Fou et ceux avec qui on ne peut
pas, parce que ça ne leur dit rien. Ca fait une différence. Cette interrogation
sur les images collectives m'est venue par le souvenir de l'effet qu'ont eu sur
moi les images des camps de concentration - elles m'ont fait de l'effet, mais
les témoignages abondent sur le fait qu'elles n'ont pas fait de l'effet qu'à
moi. Cette interrogation s'est trouvée ravivée alors que je regardais à la
télévision un documentaire sur les survivants des rafles du Vel d'Hiv. L'un
d'eux, tout jeune lorsque sa famille a été arrêtée, a pu au dernier moment être
confié à des gens qui l'ont hébergé et élevé. Il connaissait bien sûr son
histoire et celle de sa famille disparue mais disait de façon saisissante
n'avoir pris véritablement la mesure de cette histoire qu'assez tard, en voyant
justement une de ces images, celle du monceau de cadavres poussés vers la fosse
par un bulldozer. Voyant cette image, il a eu l'idée que parmi ces corps, il
n'était pas impossible qu'il y ait ceux de sa mère et de sa sœur. Son
témoignage insistait sur le fait que c'était à ce moment précis que s'était
produit en lui un bouleversement radical.
Cela
dit, il faut rappeler qu'il y a d'autres images collectives qui n'ont pas ce
poids de drame et dont nous pouvons interroger la raison d'être et la fonction.
Deux exemples : Marylin Monroe en robe blanche sur une bouche de métro d'une
part, un berceau qui dévale le grand escalier d'Odessa dans le Cuirassé
Potemkine d'autre part.
Deux
questions donc.
La
première : dans ces image que nous connaissons tous, qui se sont toutes imprimées
en nous, y a-t-il plus ou y a-t-il moins que dans l'image de la patiente dont
je vous parlais ?
La
seconde question : ces images des camps sont-elles homogènes ou hétérogènes,
radicalement autres que les images de Marylin ou du berceau ? Il ne me faut là
rien moins que la référence à Jacques Lacan pour me justifier et m'encourager à
poser une question qui paraît aux limites de notre champ. Rappelons-nous, Lacan
lui-même a fait plusieurs fois référence aux camps, en particulier dans la
proposition du 9 octobre sur la passe, à la fin, quand il nous invite à nous
concentrer sur le troisième et dernier des points de fuite perspectifs de
l'horizon de la psychanalyse en extension, points de fuite où se noue la
psychanalyse en intension. Ce point est celui du réel et le camp est là
présenté comme précurseur des phénomènes de ségrégation dont il prédisait
l'extension du fait de l'emprise grandissante du discours de la science.
Je
dirai d'abord que dans toutes ces images il y a moins que dans l'image particulière
à chacun, que cette dernière soit banale ou horrible dans son contenu. Les
images collectives sont une couverture de la pulsion, moins individuelles mais
d'autant plus mythiques. Philippe La Sagna disait que les images pouvaient
toutes se ramener à deux : la vierge à l'enfant et le Christ en croix. En
effet, il s'agit bien là des deux pulsions fondamentales telles que Freud les a
isolées et le groupe social ne manque pas d'offrir à ses sujets toutes les
variations de ces deux figures élémentaires. Mais il y a moins en elles que
dans l'image particulière parce que leur passage au collectif renforce leur
dimension de mythe, d'historiole qui par la compréhension nourrit le sens. Les
égards dus à la représentation, pour parler comme Freud, imposent la geste
héroïque qui force la révérence et voile l'absolue contingence et le non-sens
de l'image individuelle. Disons qu'elle -la geste- renforce sa fonction de
défense, l'impossible restant couvert par le roman, c'est à dire par
l'interdit. L'Eglise, ou le discours du maître de façon générale, ne sont pas
construits pour lever cette liaison mythique mais pour s'en nourrir, au
contraire de la psychanalyse. Toutes les images collectives peuvent ainsi
servir de "couverture", même et surtout les plus horribles qui ne
sont pas les dernières à permettre aux sujets de "vaguer de l'humanisme à
la terreur", comme le disait Lacan, c'est à dire de s'ébattre avec
complaisance dans le pré carré de leur fantasme, en se donnant de surcroît les
gants de l'innocence.
Mais
je tiens qu'il y a plus aussi dans l'image des camps, puisque c'est par les
images que nous en avons connaissance effective. Marylin, le berceau sont
certes des images du temps de la science et de son gadget cinématographique.
Mais elles correspondent à l'utilisation d'une technique moderne pour montrer
des images tout à fait assimilables à ces images essentielles dont nous parlait
Philippe La Sagna et qui celles là datent de bien avant l'émergence du discours
de la science
C'est
que la camps, comme la psychanalyse, sont contemporains de l'universalisation
qu'a introduit la science dans notre Europe. L'anonymat des victimes réduites à
leur charogne impose une différence radicale avec les autre images collectives
que j'évoquais : Marylin, Potemkine, ce sont des noms propres, des noms propres
qui en appellent d'autres, peut être un peu différents pour chacun mais en tout
cas reconnaissables par beaucoup : un tramway, John Kennedy, Eisenstein, etc.
Nous
faut-il alors penser que ces images des camps représentent des phénomènes hors
discours et considérer qu'une fois nettoyées par la psychanalyse de leur charge
de captivation fantasmatique elles ne nous concernent plus, d'être hors les
limites du discours. Ce n'était, je l'ai dit, pas le point de vue de Lacan et
il assignait plutôt aux psychanalystes, pour leur en avoir donné les outils, la
charge de la réflexion sur la ségrégation. C'est que ces phénomènes, s'ils sont
pour une part indicibles, ne sont pas hors discours : un discours qui met le
savoir en position maîtresse peut se passer de parole, mais il n'en détermine
pas moins un lien à l'autre, aussi féroce soit-il. Que les sujets contemporains
soient pris dans et par ce discours nous amène à être les interlocuteurs de la
question éthique qui se pose, et qu'ils nous posent par là, celle de d'y
consentir ou non. Cette question est irréductible à l'analyse du fantasme car
c'est au delà qu'elle se pose réellement, dans l'acte. Ceci implique que la
cure psychanalytique, si elle veut faire la preuve qu'elle est autre chose
qu'une thérapie adaptative, peut et doit être le lieu où une telle question
s'articule et trouve sa réponse, l'Ecole devant être le lieu où de la réponse
il serait pris acte. En effet, il me semble que si désir du psychanalyste il y
a, il a sa source en ce point où quelque chose reste radicalement indélébile,
non digéré par la solution interprétative, ineffaçable parce qu'au delà de la
répétitive romance qui fait exister l'Autre. L'un et l'autre sont solidaires
nous l'avons vu, et c'est par les voiles de la seconde que se montrent à nous
les chemins par lesquels nous pouvons accéder au premier, si nous acceptons de
ne pas rêver d'un homme nouveau, le fut-il par les voies de la psychanalyse.
J'aimerais
pour conclure encourager ceux qui ne l'ont pas encore vue à se rendre à
l'exposition Hors limites qui se tient actuellement à Beaubourg. Par un
parcours historique, elle nous confronte de façon saisissante aux solutions
successives proposées par des artistes qui depuis la dernière guerre ont tenté
de faire franchir à l'art les limites de ce que leur époque considérait comme
recevable justement au titre de l'art. Ces solutions n'ont rien de gratuit ni
d'aléatoire et on peut y suivre le resserrement progressif sur les moyens les
plus modernes, l’électronique et l'image vidéo et aussi sur la figuration de
corps mutilés ou morcelés. Cette exposition réussit la prouesse d'avoir vu sa
dernière œuvre, la plus contemporaine, interdite par les humanistes
d'aujourd'hui, pour être hors les limites de l'art. Cette dernière œuvre,
accompagnée des pétitions diverses qui demandent son interdiction et des
attendus du tribunal qui l'interdit effectivement est présente sous la forme
d'une grande carapace de tortue transparente, formant une arène vide des ses
occupant. Ceux ci auraient du être divers insectes carnivores qui auraient du
s'entre-dévorer et dont les survivants auraient ensuite du, poussés par la
nécessité, vivre en bonne intelligence. Pour l’anecdote, il n'est peut-être pas
vain de signaler que c'est une de nos images indélébiles collectives des
dernières trente années qui était à la pointe du combat des valeurs humanistes
contre cette œuvre, la nommée Brigitte Bardot.