Texte présenté lors d’un après-midi des cartels
de la passe, en 1996
Mots clés : scène primitive, énigme,
fantasme, pulsion
Scènes
primitives
La “ scène primitive ”
est une des représentations les plus connues de la psychanalyse, presque aussi
caractéristique que le divan. Freud le premier en a fait grand cas,
spécialement dans l'observation de L'homme aux loups, dans le cadre de son
débat avec Jung.
Cinq ans après, en 1919, Freud a
consacré un article à une autre scène, la représentation "Un enfant est
battu". Cette deuxième scène, dont l'importance a toujours été affirmée
par les psychanalystes a pourtant connu un destin bien différent, d'une
notoriété moindre. Elle est souvent évoquée dans les écrits théorique de la
même manière qu’elle se présente dans la clinique, comme Freud l’avait noté,
c’est à dire isolée, coupée du reste des associations et des élaborations.
Qu'en est-il de ces deux scènes
dans l'expérience analytique, d'après le témoignage des passants ? Cette
question, ainsi que celle de leur articulation, aurait déjà toute sa légitimité
doctrinale du fait de l’importance de chacune, mais c'est l'expérience
effective du cartel de la passe qui conduit à la poser.
En effet, il est remarquable,
étonnant même, de constater, dans les témoignages des cures tels qu’ils sont
transmis par les passeurs, l'existence de scènes en nombre à chaque fois très
limité et que l'on pourrait dire paradigmatiques de la position du sujet. Il semble
même que plus l'analyse a été poussée loin, plus le nombre de telles scènes est
restreint, jusqu'à se réduire à une seule quelquefois. Ainsi, dans le cartel,
il n'est pas rare d’identifier le passant par cette scène, au même titre que
nous disons L'homme aux loups, L'homme aux rats, ou L'homme au tour de
bonneteau.
C'est un fait, cette simplicité
se retrouve dans tous les cas dont le cartel a eu, non à connaître, mais à
débattre, c’est à dire les cas où une nomination d’A.E. n’était pas exclue
d’emblée. L'idéal serait bien sûr de pouvoir reprendre les témoignages un à un
pour interroger ces scènes, leur statut et leurs variétés d’après ce que nous
connaissons des structures subjectives. Les impératifs de discrétion empêchent
de livrer publiquement ce travail de détail qui serait à n'en pas douter
fructueux. Cela dit, une classification de ces scènes est possible, tout comme
il est possible d'en tirer des considérations suffisamment générales pour
ordonner à partir d'elles des convergences et des différences. Il est ainsi
possible d’emblée de distinguer ces scènes en deux grandes catégories .
La première peut être rapportée
à ce qu'on appelle habituellement scène primitive. C'est la scène par laquelle
se marque, s’imprime pour le sujet la rencontre avec le mystère de la
différence sexuelle. Dans une atmosphère plutôt incertaine, floue, le sujet se
souvient avoir été confronté avec le manque de l'organe chez la femme. Comme
nous le savons depuis Freud, cette scène ne prend sa valeur de sidération qu'à
être rapportée à la castration de la mère et ce point se vérifie toujours dans
les enchaînements signifiants propres au sujet. Si ces scènes restent assez
brumeuses dans leur contenu, c'est précisément parce qu'elles confrontent le
sujet à une énigme mais ne proposent à cette énigme aucune réponse. De ce point
de vue, les témoignages confirment que dans la scène primitive il ne se déroule
pas ce qu'il devrait, il n’y a qu’une question sans réponse, il n'y a pas de
rapport sexuel. Si le sexe y est présent, c’est à partir de l'énigme de sa
différence et non d'une activité spécifiée qui rendrait raison de cette
différence.
Autrement dire, la découverte de
la différence des sexes et la déduction d'une action spécifique la mettant en
jeu correspond à la rencontre d'une question et non d'un savoir. C'est la
rencontre d'une déchirure, d'un trou dans le savoir même. Auparavant, le sujet
avait élaboré ses théories, ses hypothèses sur la reproduction humaine, sur la
base des échanges qu'il avait pu connaître avec son entourage et des
satisfactions qui étaient découlées. On sait, par la lecture de l’observation
du petit Hans et le commentaire qu’en a fait à plusieurs reprises Lacan, que
l’identification du sujet au phallus imaginaire joue un grand rôle dans ces
théories, comme dans la satisfaction, voire l’assurance qu’elles lui
garantissent. Brutalement, ces hypothèses lui apparaissent en discordance avec
un savoir qui lui échappe. C'est en cela que la scène primitive est
traumatique. Non parce qu'elle confronte le sujet à une réalité nouvelle, autre
que celle qu’il reconnaissait auparavant, mais parce que ce qu'il croyait
connaître de la réalité s'avère discordant avec ce qu’il rencontre et qui
s’avère non articulable, ex-sistant à son savoir. C'est ce que dit Lacan en toutes
lettres dans le séminaire XI, page 62, quant il répond à Françoise Dolto à sa
question sur les stades de développement : "La mauvaise rencontre
centrale est au niveau du sexuel. Cela ne veut pas dire que les stades prennent
une teinte sexuelle qui diffuserait à partir de l'angoisse de castration. C'est
au contraire parce que cette empathie ne se produit pas que l'on parle de
trauma et de scène primitive. "
Les scènes de la seconde
catégorie sont plus intéressantes à développer, car elles semblent l’avoir été
moins que les premières jusqu’à présent. Ce sont elles qui permettent
d'identifier le sujet; nous pourrions presque dire de l'épingler d'une formule
unique et caractéristique. A la différence de la première, cette scène
représente une action très précise et souvent elle est restée vivace dans la
mémoire du sujet. Mais il a pu ne pas lui attribuer pendant longtemps une
importance décisive, jusqu'à ce que son élaboration dans le cours de la cure ne
l'ait dégagée comme telle. Comme le fantasme Un enfant est battu, une
telle scène, contrairement à celle de la première catégorie, n'a pas
obligatoirement un contenu manifestement sexuel. Elle se donne toujours comme
un souvenir dans lequel le sujet a été activement impliqué et n'a jamais été
seul. Un autre, un partenaire est toujours présent, qu'il soit tentateur,
initiateur, complice ou trompé. Le sujet peut avoir été l'initiateur de cette
action, en avoir été partenaire ou victime, mais c'est toujours activement
qu'il y a participé, même s'il se retrouve dans l'action elle-même en position
passive, voire masochiste. Il s’avère à l’écoute du récit du passant que cette
scène a une valeur paradigmatique, exemplaire de la position du sujet, qu’elle
résume les avatars de son existence, se présentant comme leur matrice
originaire. A travers les multiples habillages, travestissements, remaniements
qui se déroulent au long de son existence, le sujet semble être voué en répéter
l'expérience, aussi inexorablement qu’à son insu.
De plus, on retrouve cette
configuration dans ce qui est rapporté des circonstances qui ont été à
l'origine de l'entrée du sujet en analyse, on la retrouve bien sûr dans les
symptômes ou conduites dont il a pâti et qu'il a soumis à l'analyse, enfin on
la retrouve à la fin de la cure.
A propos de cette scène à la fin
de la cure, deux possibilités se distinguent, effectivement rencontrées dans
l’expérience du cartel de la passe. Soit elle est à l’œuvre à l'insu du sujet,
dans une répétition causant cette fois la rupture du lien analytique. Soit, au
contraire, son articulation à la première scène, celle de la rencontre avec la
différence sexuelle, est déchiffrée et l’élaborée. Ainsi, en délivrant un
savoir au sujet sur ce qui le liait à son analyste, s’opère un bouclage qui
permet l’issue, en rendant caduc le désir dont se soutenait le transfert.
Prenons des exemples. Pour le
premier cas de figure, un sujet a fait une analyse, longue et indiscutable, qui
s'est avérée n'être pas dénuée d'effets thérapeutiques et a produit
d'authentiques modifications dans sa vie. Le travail analytique a mis au jour
une part importante des coordonnées identificatoires du sujet, corrélées à son
roman familial. Pour le dire autrement, en empruntant la formule à Lacan
parlant de Freud, le sujet a déplié, déroulé le roman de ses amours avec la
vérité. La structure de fiction qui est, dans notre champ, celle de la vérité
n'est pas indigne d’un rapprochement avec le roman et, à l'occasion, la
fonction du psychanalyste a pu être assimilée à celle de l'éditeur. La vérité a
structure de fiction parce que, pour s'articuler, elle doit nécessairement
passe par l'Autre. Du coup, la mise à jour de son roman individuel montre au
sujet la place qu'il se donnait face à la demande de l'Autre. Nous pourrions
dire la façon dont il interprétait la demande de l'Autre, au sens où il la
mettait en scène et la jouait, dans la perspective de son identification au
phallus imaginaire. Du fait du travail analytique, cette place, de n'être plus
ignorée du sujet, lui était devenue infiniment moins contraignante. Le sujet
avait ainsi assurément fait une psychothérapie psychanalytique. Mais il n'est
pas certain pour autant que sa position ait été modifiée dans son fond ou, ce
qui revient au même, dans sa fonction. En effet, son trajet s’était limité à
mettre l'accent sur la demande de l'Autre. Mettre l'accent sur la demande de
l'Autre renforce la consistance de cet Autre et par là l'idée de son existence,
même si le sujet l'appelle désir de la mère, qu'il s'y soumette ou qu'il
s'emploie à y échapper, ou enfin même qu'à la suite du travail analytique il
l'ait interprété, c'est à dire énoncé, en le rapportant à l'occasion à un objet
privilégié, oral ou anal. Que le sujet veuille bien à cette demande reconnaître
sa participation, la part qu'il y prend, ne change rien à la mise -mise
d'existence- qu'il opère sur l'Autre. Mais l'Autre radicalement Autre - la
femme par exemple - échappe au domaine du symbole, au domaine de l'Autre
symbolique et à l'interprétation phallique que l’ordre signifiant, qui est celui
de la demande, donne au sexe. C'est pourquoi, de façon exemplaire, dans notre
exemple le sujet a commencé son analyse à la suite d'une vacillation
angoissante à l'occasion d'une mise en acte de sa sexualité. Cette vacillation
s'est manifestée à nouveau, intacte, , par l’intermédiaire d’un cauchemar
survenu pendant le témoignage même. Ce cauchemar a fait effraction à travers le
rideau phallique de ses identifications repérées mais toujours actives, que ce
soient les identifications idéales ou les identifications à l’objet imaginaire
au cœur de sa relation à l’autre maternel. De ce retour, plutôt féroce, de
l'au-delà des identifications, de l'au-delà des interprétations phalliques
d’une pulsion resté inaperçue, le sujet n'a rien voulu déduire de plus qu'au départ
; moins peut-être, puisqu'au départ ce même point l'avait amené à entreprendre
l’analyse alors qu'à la fin il pensait pouvoir s’accommoder de ce qu’il était
décidé à considérer comme un incident. Certes, mais combien de temps, et au
prix de quelles limitations dans sa vie comme dans sa pratique ?
Mince mais pourtant essentiel
est le plan qui sépare ce premier exemple du second qui, au delà de l'objet
qu'il se faisait pour l'Autre, a été conduit à saisir que se faire tel ou tel
objet était un moyen de se fabriquer un Autre à sa disposition, un moyen de
faire obstacle à l'altérité même de l'Autre. Ce sujet a pu mesurer qu'il ne
savait rien de la femme et que le savoir dont il soutenait antérieurement son
désir, jusque dans l’exercice de sa sexualité, était un savoir fabriqué de
toutes pièces, une interprétation. La deuxième scène s'est avérée pour ce
passage d'une importance cruciale. En effet, le sujet a, dans sa cure, articulé
l'une à l'autre les deux scènes, ce qui l'a conduit à l'issue de son travail
analytique. La première, celle qui est dite primitive, avait mis le sujet
devant le constat qu'il y a un savoir sur le sexe qui manque et qu'il y a à
trouver. La seconde scène s'est révélée par l'élaboration analytique avoir la
fonction de représenter une suppléance à ce savoir manquant. Suppléance est un
terme qui pour nous évoque la psychose. La notion de forclusion généralisée
nous permet de ne pas le récuser. Mais précisons que s’il s'agit d'un délire,
c'est un délire bien particulier, celui qui caractérise la névrose et fait du
père le lieu où s’inscrirait ce savoir sur le sexe. Et en effet dans ces
scènes, comme dans le fantasme “ On bat un enfant ”, le père n'est
jamais absent, sinon comme partenaire, du moins comme tiers, figurant une interdiction
et situant comme telle la transgression.
Qu'est-ce que cette suppléance
de savoir apportait au sujet ? Comme dans le premier cas, une distribution des
rôles sexuels, une identification des sexes, mais de façon strictement
freudienne, dans leur rapport à l’organe phallique comme présent ou manquant.
Le sujet pouvait ainsi se conforter de l'assurance d'être de son sexe, par
l'identification inconsciente de l'objet de la demande au phallus, et
l’identification du phallus à son organe. Parallèlement à cette satisfaction
identificatoire, cette scène figurait les modalités, les conditions d'une
satisfaction pulsionnelle, qui n'a rien de sexuelle au sens génital, une
satisfaction qui restait ignorée à lui-même dans sa manœuvre et pour laquelle
bien sûr le partenaire n'était que prétexte.
La question cruciale n’est plus
maintenant celle de la fonction de cette scène, dont nous avons vu qu’elle est
une réponse par et dans l’Autre, mais celle de la mise à jour pour le sujet et
par l’analyse de cette fonction. Comment dans notre cas, le sujet est-il
parvenu à ce point où l'écran du fantasme s'est traversé ? L'épreuve du
transfert s’est avérée essentielle, en deux temps. L’élucidation du transfert a
dans un premier temps permis la prise de conscience de la rivalité avec le père
qui a pris la forme d'un aveu pénible. Ceci a permis le dévoilement de la
fonction que le sujet faisait jouer au père, garantir une attribution qui
serait aussi une incarnation possible du phallus. Disons que ce premier temps a
levé l'option d’une incarnation du phallus, option toujours prise du côté de
l'Autre et se supportant de l'institution du sujet supposé savoir. Mais le
transfert a opéré aussi dans le deuxième temps, grâce à la confiance accordée à
l'analyste qui a proposé au sujet un au-delà à la pacification qui découlait de
sa découverte de la fonction qu'il faisait jouer au père et dont il n'avait pas
a priori de raison de ne pas se satisfaire. Mais il est vrai aussi que si la
pulsion ne peut être domptée, pacifiée, et par conséquent la relation au père
qui la voile, il n'y a pas de raison de se satisfaire de la forme d'absolution
que confère l'aveu puis la reconnaissance de l'impossibilité d'incarner le
phallus. Le sujet a donc poursuivi son travail, jusqu'à l'interprétation
surprenante, quasi traumatique, qui l'a médusé et qu'il a accepté de prendre au
sérieux en en tirant les conséquences. Les conséquences en question concernent
une limite, non seulement à l'avoir mais au savoir. Le sujet s'est confronté à
l'impossible du savoir sur le sexe, à partir de l'impossible à dire ce qu'est
“ La ” femme, dans ce qui la fait pas-toute phallique. Cet impossible
tient à la structure même de l'Autre et concerne donc aussi bien le père -
idéal -,que lui-même - destitution subjective -, et l'analyste - désupposition
de savoir -. Prendre acte de ces impossibilités est donc corrélatif d’un deuil,
un deuil de savoir qui, au delà de la douleur dont il s’accompagne, permet au
sujet un rapport nouveau au savoir comme au sexe. Une remarque encore à propos
de l’interprétation qui a opéré : outre le fait qu'il est impossible de la
rapporter, il est inutile de le faire. En effet, à être répétée hors de son
contexte, elle ne peut susciter, comme toujours dans ces cas, qu'une perplexité
plus ou moins bienveillante. Elle n'a porté qu'à partir du travail
préalablement effectué par le sujet, en suspendant sa certitude de s'y
reconnaître dans la différence des sexes. Ce point de franchissement a révélé
aussi, au-delà du plan de l’identification, que l'activité propre au sujet et
figurant dans scène du souvenir représente en fait sa satisfaction
pulsionnelle, une satisfaction que nous pouvons dire réelle, au-delà des
satisfactions identificatoires. Cette satisfaction est pulsionnelle,
a-sexuelle, acéphale mais pourtant sienne : "Ca", qui était pour
le sujet en jeu, il allait être forcé de s'y reconnaître, mais, au moment même
où cette satisfaction lui apparaissait, elle avait déjà pâli, jusqu'à
s'évanouir.
Ce sujet, par la mise au jour
d'un savoir qui construisait pour lui la partition sexuelle et qui, tant qu'il
était inconscient, lui imposait l'épreuve répétée de la vérification de son
appartenance au champ caractérisé par l'avoir, est donc passé à la double
épreuve du savoir d'une ignorance irrémédiable et de l'ex-sistence de la
pulsion. Il mesure après-coup comment ce point d'ignorance était auparavant
voilé par le semblant phallique.
Dernier point. Il semble aussi,
sans que le sujet ait été sur cette question très disert, que ce point
d'ignorance, dont le sujet se défendait auparavant, soit au fondement du désir
qui soutient sa pratique de psychanalyste. En tout cas, en même temps qu'il
signale une modification dans son rapport à l'Autre sexe, il signale une
modification dans le style de relations qu'il établit avec ses patients.